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Full text of "orwell_la_ferme_des_animaux"

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George Orwell 
La ferme des animaux 


BeQ 


George Orwell 
La ferme des animaux 


Traduit de l’anglais 


par Jean Quéval 


La Bibliothèque électronique du Québec 
Collection Classiques du 20° siècle 
Volume 69 : version 1.0 


Du même auteur, à la Bibliothèque : 


1984 


La ferme des animaux 


Titre original : Animal farm : a fairy story. 


Édition de référence : Folio, no 1516. 


Le propriétaire de la Ferme du Manoir, Mr. 
Jones, avait poussé le verrou des poulaillers, mais 
il était bien trop saoul pour s’être rappelé de 
rabattre les trappes. S’éclairant de gauche et de 
droite avec sa lanterne, c’est en titubant qu’il 
traversa la cour. Il entreprit de se déchausser, 
donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira 
au tonneau un dernier verre de bière et se hissa 
dans le lit où était Mrs. Jones déjà en train de 
ronfler. 


Dès que fut éteinte la lumière de la chambre, 
ce fut à travers les bâtiments de la ferme un 
bruissement d’ailes et bientôt tout un remue- 
ménage. Dans la journée, la rumeur s’était 
répandue que Sage l’Ancien avait été visité, au 
cours de la nuit précédente, par un rêve étrange 
dont il désirait entretenir les autres animaux. Sage 
P Ancien était un cochon qui, en son jeune temps, 


avait été proclamé lauréat de sa catégorie — il 
avait concouru sous le nom de Beauté de 
Willingdon, mais pour tout le monde il était Sage 
l'Ancien. Il avait été convenu que tous les 
animaux se retrouveraient dans la grange dès que 
Mr. Jones se serait éclipsé. Et Sage l’ Ancien était 
si profondément vénéré que chacun était prêt à 
prendre sur son sommeil pour savoir ce qu’il 
avait à dire. 


Lui-même avait déjà pris place à l’une des 
extrémités de la grange, sur une sorte d’estrade 
(cette estrade était son lit de paille éclairé par une 
lanterne suspendue à une poutre). Il avait douze 
ans, et avec l’âge avait pris de l’embonpoint, 
mais il en imposait encore, et on lui trouvait un 
air raisonnable, bienveillant même, malgré ses 
canines intactes. Bientôt les autres animaux se 
présentèrent, et ils se mirent à laise, chacun 
suivant les lois de son espèce. Ce furent d’abord 
le chien Filou et les deux chiennes qui se 
nommaient Fleur et Constance, et ensuite les 
cochons qui se vautrèrent sur la paille, face à 
l’estrade. Les poules allèrent se percher sur des 
appuis de fenêtres et les pigeons sur les chevrons 


du toit. Vaches et moutons se placèrent derrière 
les cochons, et là se prirent à ruminer. Puis deux 
chevaux de trait, Malabar et Douce, firent leur 
entrée. Ils avancèrent à petits pas précautionneux, 
posant avec délicatesse leurs nobles sabots sur la 
paille, de peur qu’une petite bête ou l’autre s’y 
fût tapie. Douce était une superbe matrone entre 
deux âges qui, depuis la naissance de son 
quatrième poulain, m'avait plus retrouvé la 
silhouette de son jeune temps. Quant à Malabar : 
une énorme bête, forte comme n’importe quels 
deux chevaux. Une longue raie blanche lui 
tombait jusqu’aux naseaux, ce qui lui donnait un 
air un peu bêta ; et, de fait, Malabar n’était pas 
génial. Néanmoins, chacun le respectait parce 
qu’on pouvait compter sur lui et qu’il abattait une 
besogne fantastique. Vinrent encore Edmée, la 
chèvre blanche, et Benjamin, l’âne. Benjamin 
était le plus vieil animal de la ferme et le plus 
acariâtre. Peu expansif, quand il s’exprimait 
c'était en général par boutades cyniques. Il 
déclarait, par exemple, que Dieu lui avait bien 
donné une queue pour chasser les mouches, mais 
qu’il aurait beaucoup préféré n’avoir ni queue ni 


mouches. De tous les animaux de la ferme, il était 
le seul à ne jamais rire. Quand on lui demandait 
pourquoi, il disait qu’il n’y a pas de quoi rire. 
Pourtant, sans vouloir en convenir, il était l’ami 
dévoué de Malabar. Ces deux-là passaient 
d'habitude le dimanche ensemble, dans le petit 
enclos derrière le verger, et sans un mot 
broutaient de compagnie. 


À peine les deux chevaux s’étaient-ils étendus 
sur la paille qu’une couvée de canetons, ayant 
perdu leur mère, firent irruption dans la grange, et 
tous ils piaillaient de leur petite voix et 
s’égaillaient çà et là, en quête du bon endroit où 
personne ne leur marcherait dessus. Douce leur 
fit un rempart de sa grande jambe, ils s’y 
blottirent et s’endormirent bientôt. À la dernière 
minute, une autre jument, répondant au nom de 
Lubie (la jolie follette blanche que Mr. Jones 
attelle à son cabriolet) se glissa à l’intérieur de la 
grange en mâchonnant un sucre. Elle se plaça sur 
le devant et fit des mines avec sa crinière 
blanche, enrubannée de rouge. Enfin ce fut la 
chatte. À sa façon habituelle, elle jeta sur 
l’assemblée un regard circulaire, guignant la 


bonne place chaude. Pour finir, elle se coula entre 
Douce et Malabar. Sur quoi elle ronronna de 
contentement, et du discours de Sage l’Ancien 
n’entendit pas un traître mot. 


Tous les animaux étaient maintenant au 
rendez-vous — sauf Moïse, un corbeau apprivoisé 
qui sommeillait sur un perchoir, près de la porte 
de derrière — et les voyant à l’aise et bien 
attentifs, Sage l’Ancien se racla la gorge puis 
commença en ces termes : 


« Camarades, vous avez déjà entendu parler 
du rêve étrange qui m'est venu la nuit dernière. 
Mais j’y reviendrai tout à l’heure. J’ai d’abord 
quelque chose d’autre à vous dire. Je ne compte 
pas, camarades, passer encore de longs mois 
parmi vous. Mais avant de mourir, je voudrais 
m’acquitter d’un devoir, car je désire vous faire 
profiter de la sagesse qu’il m’a été donné 
d’acquérir. Au cours de ma longue existence, j’ai 
eu, dans le calme de la porcherie, tout loisir de 
méditer. Je crois être en mesure de l’affirmer : 
j'ai, sur la nature de la vie en ce monde, autant de 
lumières que tout autre animal. C’est de quoi je 


désire vous parler. 


« Quelle est donc, camarades, la nature de 
notre existence ? Regardons les choses en face : 
nous avons une vie de labeur, une vie de misère, 
une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est 
tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre 
nous qui ont la force voulue sont astreints au 
travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans 
l'instant que nous cessons d’être utiles, voici 
qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. 
Passée notre première année sur cette terre, il n’y 
a pas un seul animal qui entrevoie ce que 
signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et 
quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas 
un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité. 


« Et doit-il en être tout uniment ainsi par un 
décret de la nature ? Notre pays est-il donc si 
pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui 
l’habitent une vie digne et décente ? Non, 
camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de 
l Angleterre et propice son climat. Il est possible 
de nourrir dans l’abondance un nombre 
d’animaux bien plus considérable que ceux qui 


vivent ici. Cette ferme à elle seule pourra 
pourvoir aux besoins d’une douzaine de chevaux, 
d’une vingtaine de vaches, de centaine de 
moutons — tous vivant dans l’aisance une vie 
honorable. Le hic, c’est que nous avons le plus 
grand mal à imaginer chose pareille. Mais 
puisque telle est la triste réalité, pourquoi en 
sommes-nous toujours à végéter dans un état 
pitoyable ? Parce que tout le produit de notre 
travail, ou presque, est volé par les humains. 
Camarades, là se trouve la réponse à nos 
problèmes. Tout tient en un mot : Homme. Car 
l'Homme est notre seul véritable ennemi. Qu’on 
le supprime, et voici extirpée la racine du mal. 
Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la- 
faim ! 


« L'Homme est la seule créature qui 
consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, 
il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour 
pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un 
lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les 
animaux. Il distribue les tâches entre eux, mais ne 
leur donne en retour que la maigre pitance qui les 
maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. 


Qui laboure le sol : Nous ! Qui le féconde ? Notre 
fumier ! Et pourtant pas un parmi nous qui n’ait 
que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches là 
devant moi, combien de centaines d’hectolitres 
de lait n’avez-vous pas produit l’année dernière ? 
Et qu’est-il advenu de ce lait qui vous aurait 
permis d’élever vos petits, de leur donner force et 
vigueur ? De chaque goutte l’ennemi s’est délecté 
et rassasié. Et vous les poules, combien d’œufs 
n’avez-vous pas pondus cette année-ci? Et 
combien de ces œufs avez-vous couvés ? Tous les 
autres ont été vendus au marché, pour enrichir 
Jones et ses gens ! Et toi, Douce, où sont les 
quatre poulains que tu as portés, qui auraient été 
la consolation de tes vieux jours ? Chacun d’eux 
fut vendu à l’âge d’un an, et plus jamais tu ne les 
reverras ! En échange de tes quatre maternités et 
du travail aux champs, que t’a-t-on donné ? De 
strictes rations de foin plus un box dans l’étable ! 


«Et même nos vies misérables s’éteignent 
avant le terme. Quant à moi, je n’ai pas de 
hargne, étant de ceux qui ont eu de la chance. Me 
voici dans ma treizième année, j’ai eu plus de 
quatre cents enfants. Telle est la vie normale chez 


les cochons, mais à la fin aucun animal 
n’échappe au couteau infâme. Vous autres, jeunes 
porcelets assis là et qui m’écoutez, dans les douze 
mois chacun de vous, sur le point d’être exécuté, 
hurlera d’atroces souffrances. Et à cette horreur et 
à cette fin, nous sommes tous astreints — vaches 
et cochons, moutons et poules, et personne n’est 
exempté. Les chevaux eux-mêmes et les chiens 
n’ont pas un sort plus enviable. Toi, Malabar, le 
jour où tes muscles fameux n’auront plus leur 
force ni leur emploi, Jones te vendra à 
l’équarrisseur, et l’équarrisseur te tranchera la 
gorge ; il fera bouillir tes restes à petit feu, et il en 
nourrira la meute de ses chiens. Quant aux chiens 
eux-mêmes, une fois édentés et hors d’âge, Jones 
leur passe une grosse pierre au cou et les noie 
dans l’étang le plus proche. 


« Camarades, est-ce que ce n’est pas clair 
comme de l’eau de roche ? Tous les maux de 
notre vie sont dus à l’Homme, notre tyran. 
Débarrassons-nous de l’Homme, et nôtre sera le 
produit de notre travail. C’est presque du jour au 
lendemain que nous pourrions devenir libres et 
riches. À cette fin, que faut-il ? Eh bien, travailler 


de jour et de nuit, corps et âme, à renverser la 
race des hommes. C’est là mon message, 
camarades. Soulevons-nous ! Quand aura lieu le 
soulèvement, cela je l’ignore : dans une semaine 
peut-être ou dans un siècle. Maïs, aussi vrai que 
sous moi je sens de la paille, tôt ou tard justice 
sera faite. Ne perdez pas de vue l'objectif, 
camarades, dans le temps compté qui vous reste à 
vivre. Mais avant tout, faites part de mes 
convictions à ceux qui viendront après vous, afin 
que les générations à venir mènent la lutte 
jusqu’à la victoire finale. 


«Et souvenez-vous-en, camarades: votre 
résolution ne doit jamais se relâcher. Nul 
argument ne vous fera prendre des vessies pour 
des lanternes. Ne prêtez pas l’oreille à ceux selon 
qui Homme et les animaux ont des intérêts 
communs, à croire vraiment que de la prospérité 
de l’un dépend celle des autres ? Ce ne sont que 
des mensonges. L’Homme ne connaît pas 
d’autres intérêts que les siens. Que donc 
prévalent, entre les animaux, au fil de la lutte, 
l’unité parfaite et la camaraderie sans faille. Tous 
les hommes sont des ennemis. Les animaux entre 


eux sont tous camarades. » 


À ce moment-là, ce fut un vacarme terrifiant. 
Alors que Sage l’Ancien terminait sa péroraison 
révolutionnaire, on vit quatre rats imposants, à 
l'improviste surgis de leurs trous et se tenant 
assis, à l’écoute. Les chiens les ayant aperçus, ces 
rats ne durent le salut qu’à une prompte retraite 
vers leur tanière. Alors Sage l’Ancien leva une 
patte auguste pour réclamer le silence. 


« Camarades, dit-il, il y a une question à 
trancher. Devons-nous regarder les créatures 
sauvages, telles que rats et lièvres, comme des 
alliées ou comme des ennemies ? Je vous propose 
d’en décider. Que les présents se prononcent sur 
la motion suivante: Les rats sont-ils nos 
camarades ? » 


Derechef on vota, et à une écrasante majorité 
il fut décidé que les rats seraient regardés en 
camarades. Quatre voix seulement furent d’un 
avis contraire : les trois chiens et la chatte (on le 
découvrit plus tard, celle-ci avait voté pour et 
contre). Sage l’ Ancien reprit : 


« J’ai peu à ajouter. Je m’en tiendrai à redire 


que vous avez à montrer en toutes circonstances 
votre hostilité envers Homme et ses façons de 
faire. L’ennemi est tout deuxpattes, l’ami tout 
quatrepattes ou tout volatile. Ne perdez pas de 
vue non plus que la lutte elle-même ne doit pas 
nous changer à la ressemblance de l’ennemi. 
Même après l’avoir vaincu, gardons-nous de ses 
vices. Jamais animal n’habitera une maison, ne 
dormira dans un lit, ne portera de vêtements, ne 
touchera à l’alcool ou au tabac, ni à l’argent, ni 
ne fera négoce. Toutes les mœurs de l’Homme 
sont de mauvaises mœurs. Mais surtout, jamais 
un animal n’en tyrannisera un autre. Quand tous 
sont frères, peu importe le fort ou le faible, 
l’esprit profond ou simplet. Nul animal jamais ne 
tuera un autre animal. Tous les animaux sont 
égaux. 


« Maintenant, camarades, je vais vous dire 
mon rêve de la nuit dernière. Je ne m’attarderai 
pas à le décrire vraiment. La terre m’est apparue 
telle qu’une fois délivrée de l’Homme, et cela 
m'a fait me ressouvenir d’une chose enfouie au 
fin fond de la mémoire. Il y a belle lurette, j’étais 
encore cochon de lait, ma mère et les autres truies 


chantaient souvent une chanson dont elles ne 
savaient que l’air et les trois premiers mots. Or, 
dans mon rêve de la nuit dernière, cette chanson 
m'est revenue avec toutes les paroles — des 
paroles, j’en suis sûr, que jadis ont dû chanter les 
animaux, avant qu’elles se perdent dans la nuit 
des temps. Mais maintenant, camarades, je vais la 
chanter pour vous. Je suis d’un âge avancé, 
certes, et ma voix est rauque, mais quand vous 
aurez saisi l’air, vous vous y retrouverez mieux 
que moi. Le titre, c’est Bêtes d’Angleterre. » 


Sage l’Ancien se racla la gorge et se mit à 
chanter. Sa voix était rauque, ainsi qu’il avait dit, 
mais il se tira bien d’affaire. L’air tenait d'Amour 
toujours et de La Cucaracha, et on en peut dire 
qu’il était plein de feu et d’entrain. Voici les 
paroles de la chanson : 


Bêtes d’Angleterre et d’Irlande, 
Animaux de tous les pays, 
Prêtez l’oreille à l’espérance 


Un âge d’or vous est promis. 


L'homme tyran exproprié, 
Nos champs connaîtront l’abondance, 
De nous seuls ils seront foulés, 


Le jour vient de la délivrance. 


Plus d’anneaux qui pendent au nez, 
Plus de harnais sur nos échines, 
Les fouets cruels sont retombés 


Eperons et morts sont en ruine. 


Des fortunes mieux qu’en nos rêves, 
D'orge et de blé, de foin, oui da, 
De trèfle, de pois et de raves 


Seront à vous de ce jour-là. 


Ô comme brillent tous nos champs, 
Comme est plus pure l’eau d’ici, 
Plus doux aussi souffle le vent 


Du jour que l’on est affranchi. 


Vaches, chevaux, oies et dindons, 
Bien que l’on meure avant le temps, 
Ce jour-là préparez-le donc, 


Tout être libre absolument. 


Bêtes d’Angleterre et d’Irlande, 
Animaux de tous les pays, 
Prêtez l’oreille à l’espérance 


Un âge d’or vous est promis. 


D'’avoir chanté un chant pareil suscita chez les 
animaux l’émotion, la fièvre et la frénésie. Sage 
l'Ancien n’avait pas entonné le dernier couplet 
que tous s’étaient mis à l’unisson. Même les plus 
bouchés des animaux avaient attrapé l’air et 
jusqu’à des bribes de paroles. Les plus délurés, 
tels que cochons et chiens, apprirent le tout par 
cœur en quelques minutes. Et, après quelques 
répétitions improvisées, la ferme entière retentit 
d’accents martiaux, qui étaient beuglements des 


vaches, aboiements des chiens, bêlements des 
moutons, hennissements des chevaux, couac- 
couac des canards. Bêtes d’Angleterre, animaux 
de tous les pays : c’est ce qu’ils chantaient en 
chœur à leurs différentes façons, et d’un tel 
enthousiasme qu’ils s’y reprirent cinq fois de 
suite et d’un bout à l’autre. Si rien n’était venu 
arrêter leur élan, ils se seraient exercés toute la 
nuit. 


Malheureusement, Mr. Jones, réveillé par le 
tapage, sauta en bas du lit, persuadé qu’un renard 
avait fait irruption dans la cour. Il se saisit de la 
carabine, qu’il gardait toujours dans un coin de la 
chambre à coucher, et dans les ténèbres 
déchargea une solide volée de plomb. Celle-ci se 
longea dans le mur de la grange, de sorte que la 
réunion des animaux prit fin dans la confusion. 
Chacun regagna son habitat en grande hâte : les 
quatrepattes leurs lits de paille, les volatiles leurs 
perchoirs. L’instant d’après, toutes les créatures 
de la ferme sombraient dans le sommeil. 


Il 


Trois nuits plus tard, Sage l’ Ancien s’éteignait 
paisiblement dans son sommeil. Son corps fut 
enterré en bas du verger. 


On était au début mars. Pendant les trois mois 
qui suivirent, ce fut une intense activité 
clandestine. Le discours de Sage l’Ancien avait 
éveillé chez les esprits les plus ouverts des 
perspectives d’une nouveauté bouleversante. Les 
animaux ne savaient pas quand aurait lieu le 
soulèvement annoncé par le prophète, et 
n’avaient pas lieu de croire que ce serait de leur 
vivant, mais ils voyaient bien leur devoir d’en 
jeter les bases. La double tâche d’instruire et 
d’organiser échut bien normalement aux cochons, 
qu’en général on regardait comme l’espèce la 
plus intelligente. Et, entre les cochons, les plus 
éminents étaient Boule de Neige et Napoléon, 
deux jeunes verrats que Mr. Jones élevait pour en 


tirer bon prix. Napoléon était un grand et 
imposant Berkshire, le seul de la ferme. Avare de 
paroles, il avait la réputation de savoir ce qu’il 
voulait. Boule de Neige, plus vif, d’esprit plus 
délié et plus inventif, passait pour avoir moins de 
caractère. Tous les autres cochons de la ferme 
étaient à l’engrais. Le plus connu d’entre eux, 
Brille-Babil, un goret bien en chair et de petite 
taille, forçait l’attention par sa voix perçante et 
son œil malin. On remarquait aussi ses joues 
rebondies et la grande vivacité de ses 
mouvements. Brille-Babil, enfin, était un causeur 
éblouissant qui, dans les débats épineux, sautillait 
sur place et battait l’air de la queue. Cet art 
exerçait son plein effet au cours de discussion. 
On s’accordait à dire que Brille-Babil pourrait 
bien vous faire prendre des vessies pour des 
lanternes. 


À partir des enseignements de Sage l’Ancien, 
tous trois — Napoléon, Boule de Neige et Brille- 
Babil — avaient élaboré un système philosophique 
sans faille qu’ils appelaient l’Animalisme. 
Plusieurs nuits chaque semaine, une fois Mr. 
Jones endormi, ils tenaient des réunions secrètes 


dans la grange afin d’exposer aux autres les 
principes de l’Animalisme. Dans les débuts, ils se 
heurtèrent à une apathie et à une bêtise des plus 
crasses. Certains animaux invoquaient le devoir 
d’être fidèle à Mr. Jones, qu’ils disaient être leur 
maître, ou bien ils faisaient des remarques 
simplistes, disant, par exemple: «C’est Mr. 
Jones qui nous nourrit, sans lui nous 
dépéririons », ou bien : « Pourquoi s’en faire pour 
ce qui arrivera quand nous n’y serons plus ? », ou 
bien encore : « Si le soulèvement doit se produire 
de toute façon, qu’on s’en mêle ou pas c’est tout 
un » —, de sorte que les cochons avaient le plus 
grand mal à leur montrer que ces façons de voir 
étaient contraires à l’esprit de l’Animalisme. Les 
questions les plus stupides étaient encore celles 
de Lubie, la jument blanche. Elle commença par 
demander à Boule de Neige : 


« Après le soulèvement, est-ce qu’il y aura 
toujours du sucre ? 


— Non, lui répondit Boule de Neige, d’un ton 
sans réplique. Dans cette ferme, nous n’avons pas 
les moyens de fabriquer du sucre. De toute façon, 


le sucre est du superflu. Tu auras tout le foin et 
toute l’avoine que tu voudras. 


— Et est-ce que j’aurai la permission de porter 
des rubans dans ma crinière ? 


— Camarade, repartit Boule de Neige, ces 
rubans qui te tiennent tant à cœur sont l’emblème 
de ton esclavage. Tu ne peux pas te mettre en tête 
que la liberté a plus de prix que ces colifichets ? » 


Lubie acquiesça sans paraître bien convaincue. 


Les cochons eurent encore plus de mal à 
réfuter les mensonges colportés par Moïse, le 
corbeau apprivoisé, qui était le chouchou de Mr. 
Jones. Moïse, un rapporteur, et même un 
véritable espion, avait la langue bien pendue. À 
Pen croire, il existait un pays mystérieux, dit 
Montagne de Sucrecandi, où tous les animaux 
vivaient après la mort. D’après Moïse, la 
Montagne de Sucrecandi se trouvait au ciel, un 
peu au-delà des nuages. C’était tous les jours 
dimanche, dans ce séjour. Le trèfle y poussait à 
longueur d’année, le sucre en morceaux abondaïit 
aux haies des champs. Les animaux haïssaient 
Moïse à cause de ses sornettes et parce qu’il 


n’avait pas à trimer comme eux, mais malgré tout 
certains se prirent à croire à l’existence de cette 
Montagne de Sucrecandi et les cochons eurent 
beaucoup de mal à les en dissuader. 


Ceux-ci avaient pour plus fidèles disciples les 
deux chevaux de trait, Malabar et Douce. Tous 
deux éprouvaient grande difficulté à se faire une 
opinion par eux-mêmes, mais, une fois les 
cochons devenus leurs maîtres à penser, ils 
assimilèrent tout l’enseignement, et le transmirent 
aux autres animaux avec des arguments d’une 
honnête simplicité. Ils ne manquaient pas une 
seule des réunions clandestines de la grange, et là 
entrainaient les autres à chanter Bêtes 
d’Angleterre. Sur cet hymne les réunions 
prenaient toujours fin. 


Or il advint que le soulèvement s’accomplit 
bien plus tôt et bien plus facilement que personne 
ne s’y attendait. Au long des années, Mr. Jones, 
quoique dur avec les animaux, s’était montré à la 
hauteur de sa tâche, mais depuis quelque temps il 
était entré dans une période funeste. Il avait perdu 
cœur à l’ouvrage après un procès où il avait laissé 


des plumes, et s’était mis à boire plus que de 
raison. Il passait des journées entières dans le 
fauteuil de la cuisine à lire le journal, un verre de 
bière à portée de la main dans lequel de temps à 
autre il trempait pour Moïse des miettes de pain 
d’oiseau. Ses ouvriers agricoles étaient des filous 
et des fainéants, les champs étaient envahis par 
les mauvaises herbes, les haies restaient à 
l’abandon, les toits des bâtiments menaçaient 
ruine, les animaux eux-mêmes n’avaient plus leur 
suffisance de nourriture. 


Vint le mois de juin, et bientôt la fenaison. La 
veille de la Saint-Jean, qui tombait un samedi, 
Mr. Jones se rendit à Willingdon. Là, il se saoula 
si bien à la taverne du Lion-Rouge qu’il ne rentra 
chez lui que le lendemain dimanche, en fin de 
matinée. Ses ouvriers avaient trait les vaches de 
bonne heure, puis s’en étaient allés tirer les 
lapins, sans souci de donner aux animaux leur 
nourriture. À son retour, Mr. Jones s’affala sur le 
canapé de la salle à manger et s’endormit, un 
hebdomadaire à sensation sur le visage, et quand 
vint le soir les bêtes n’avaient toujours rien eu à 
manger. À la fin, elles ne purent y tenir plus 


longtemps. Alors l’une des vaches enfonça ses 
cornes dans la porte de la resserre et bientôt 
toutes les bêtes se mirent à fourrager dans les 
huches et les boîtes à ordures. À ce moment, 
Jones se réveilla. L’instant d’après, il se précipita 
dans la remise avec ses quatre ouvriers, chacun le 
fouet à la main. Et tout de suite une volée de 
coups s’abattit de tous côtés. C’était plus que 
n’en pouvaient souffrir des affamés. D'’un 
commun accord et sans s’être concertés, les 
meurt-la-faim se jetèrent sur leurs bourreaux. Et 
voici les cinq hommes en butte aux ruades et 
coups de corne, changés en souffre-douleur. Une 
situation inextricable. Car de leur vie leurs 
maîtres n’avaient vu les animaux se conduire 
pareillement. Ceux qui avaient coutume de les 
maltraiter, de les rosser à qui mieux mieux, voilà 
qu’ils avaient peur. Devant le soulèvement, les 
hommes perdirent la tête, et bientôt, renonçant au 
combat, prirent leurs jambes à leur cou. En pleine 
déroute, ils filèrent par le chemin de terre qui 
mène à la route, les animaux triomphants à leurs 
trousses. 


De la fenêtre de la chambre, Mrs. Jones, 


voyant ce qu’il en était, jeta précipitamment 
quelques affaires dans un sac et se faufila hors de 
la ferme, ni vu ni connu. Moïse bondit de son 
perchoir, battit des ailes et la suivit en croassant à 
plein gosier. Entre-temps, toujours pourchassant 
les cinq hommes, et les voyant fuir sur la route, 
les animaux avaient claqué derrière eux la clôture 
aux cinq barreaux. Ainsi, et presque avant qu’ils 
s’en soient rendu compte, le soulèvement s’était 
accompli : Jones expulsé, la Ferme du Manoir 
était à eux. 

Quelques minutes durant, ils eurent peine à 
croire à leur bonne fortune. Leur première 
réaction fut de se lancer au galop tout autour de la 
propriété, comme pour s'assurer qu'aucun 
humain ne s’y cachait plus. Ensuite, le cortège 
repartit grand train vers les dépendances de la 
ferme pour effacer les derniers vestiges d’un 
régime haï. Les animaux enfoncèrent la porte de 
la sellerie qui se trouvait à l’extrémité des 
écuries, puis précipitèrent dans le puits, mors, 
nasières et laisses, et ces couteaux meurtriers 
dont Jones et ses acolytes s’étaient servis pour 
châtrer cochons et agnelets. Rênes, licous, 


œillères, muselières humiliantes furent jetés au 
tas d’ordures qui brûülaient dans la cour. Ainsi des 
fouets, et, voyant les fouets flamber, les animaux, 
joyeusement, se prirent à gambader. Boule de 
Neige livra aussi aux flammes ces rubans dont on 
pare la crinière et la queue des chevaux, les jours 
de marché. 


« Les rubans, déclara-t-il, sont assimilés aux 
habits. Et ceux-ci montrent la marque de 
l’homme. Tous les animaux doivent aller nus. » 


Entendant ces paroles, Malabar s’en fut 
chercher le petit galurin de paille qu’il portait 
l’été pour se protéger des mouches, et le flanqua 
au feu, avec le reste. 


Bientôt les animaux eurent détruit tout ce qui 
pouvait leur rappeler Mr. Jones. Alors Napoléon 
les ramena à la resserre, et il distribua à chacun 
double picotin de blé, plus deux biscuits par 
chien. Et ensuite les animaux chantèrent Bêtes 
d’Angleterre, du commencement à la fin, sept 
fois de suite. Après quoi, s’étant bien installés 
pour la nuit, ils dormirent comme jamais encore. 


Mais ils se réveillèrent à l’aube, comme 


d'habitude. Et, se ressouvenant soudain de leur 
gloire nouvelle, c’est au galop que tous 
coururent aux pâturages. Puis ils filèrent vers le 
monticule d’où l’on a vue sur presque toute la 
ferme. Une fois au sommet, ils découvrirent leur 
domaine dans la claire lumière du matin. Oui, il 
était bien à eux désormais — tout ce qu’ils avaient 
sous les yeux leur appartenait. À cette pensée, ils 
exultaient, ils bondissaient et caracolaient, ils se 
roulaient dans la rosée et broutaient l’herbe douce 
de lété. Et, à coups de sabot, ils arrachaient des 
mottes de terre, pour mieux renifler l’humus bien 
odorant. Puis ils firent l’inspection de la ferme, 
et, muets d’admiration, embrassèrent tout du 
regard les labours, les foins, le verger, l’étang, le 
boqueteau. C’était comme si, de tout le domaine, 
ils n’avaient rien vu encore, et même alors ils 
pouvaient à peine croire que tout cela était leur 
propriété. 

Alors ils regagnèrent en file indienne les 
bâtiments de la ferme, et devant le seuil de la 
maison firent halte en silence. Oh, certes, elle 
aussi leur appartenait, mais, intimidés, ils avaient 
peur d’y pénétrer. Un instant plus tard, 


cependant, Napoléon et Boule de Neige forcèrent 
la porte de l’épaule, et les animaux les suivirent, 
un par un, à pas précautionneux, par peur de 
déranger. Et maintenant ils vont de pièce en pièce 
sur la pointe des pieds, c’est à peine s’ils osent 
chuchoter, et ils sont pris de stupeur devant un 
luxe incroyable: lits matelassés de plume, 
miroirs, divan en crin de cheval, moquette de 
Bruxelles, estampe de la reine Victoria au-dessus 
de la cheminée. 


Quand ils redescendirent l'escalier. Lubie 
n’était plus là. Revenant sur leurs pas, les autres 
s’aperçurent qu’elle était restée dans la grande 
chambre à coucher. Elle s’était emparée d’un 
morceau de ruban bleu sur la coiffeuse de Mr. 
Jones et s’admirait dans la glace en le tenant 
contre son épaule, et tout le temps avec des poses 
ridicules. Les autres la rabrouèrent vertement et 
se retirèrent. Ils décrochèrent des jambons qui 
pendaient dans la cuisine afin de les enterrer, et 
d’un bon coup de sabot de Malabar creva le baril 
de bière de l’office. Autrement, tout fut laissé 
indemne. Une motion fut même votée à 
l’unanimité, selon laquelle l'habitation serait 


transformée en musée. Les animaux tombèrent 
d’accord que jamais aucun d’eux ne s’y 
installerait. 


Ils prirent le petit déjeuner, puis Boule de 
Neige et Napoléon les réunirent en séance 
plénière. 

« Camarades, dit Boule de Neige, il est six 
heures et demie, et nous avons une longue 
journée devant nous. Nous allons faire les foins 
sans plus attendre, mais il y a une question dont 
nous avons à décider tout d’abord. » 


Les cochons révélèrent qu’ils avaient appris à 
lire et à écrire, au cours des trois derniers mois, 
dans un vieil abécédaire des enfants Jones (ceux- 
ci l’avaient jeté sur un tas d’ordures, et c’est là 
que les cochons l’avaient récupéré). Ensuite, 
Napoléon demanda qu’on lui amène des pots de 
peinture blanche et noire, et il entraîna les 
animaux jusqu’à la clôture aux cinq barreaux. Là, 
Boule de Neige (car c’était lui le plus doué pour 
écrire) fixa un pinceau à sa patte et passa sur le 
barreau supérieur une couche de peinture qui 
recouvrit les mots : Ferme du Manoir. Puis à la 


place il calligraphia : Ferme des Animaux. Car 
dorénavant tel serait le nom de l’exploitation 
agricole. Cette opération terminée, tout le monde 
regagna les dépendances. Napoléon et Boule de 
Neige firent alors venir une échelle qu’on dressa 
contre le mur de la grange. Ils expliquèrent qu’au 
terme de leurs trois mois d’études les cochons 
étaient parvenus à réduire les principes de 
l’Animalisme à Sept Commandements. Le 
moment était venu d'inscrire les Sept 
Commandements sur le mur. Ils constitueraient la 
loi imprescriptible de la vie de tous sur le 
territoire de la Ferme des Animaux.. Non sans 
quelque mal (vu que, pour un cochon, se tenir en 
équilibre sur une échelle n’est pas commode), 
Boule de Neige escalada les barreaux et se mit au 
travail ; Brille-Babil, quelques degrés plus bas, 
lui tendait le pot de peinture. Et c’est de la sorte 
que furent promulgués les Sept Commandements, 
en gros caractères blancs, sur le mur goudronné. 
On pouvait les lire à trente mètres de là. Voici 
leur énoncé : 


1. Tout deuxpattes est un ennemi. 

2. Tout quatrepattes ou tout volatile, un ami. 
3. Nul animal ne portera de vêtements. 

4, Nul animal ne dormira dans un lit. 

5. Nul animal ne boira d’alcool. 

6. Nul animal ne tuera un autre animal. 


7. Tous les animaux sont égaux. 


C’était tout à fait bien calligraphié, si ce n’est 
que volatile était devenu vole-t-il, et aussi à un s 
près, formé à l’envers. Boule de Neige donna 
lecture des Sept Commandements, à l’usage des 
animaux qui n’avaient pas appris à lire. Et tous 
donnèrent leur assentiment d’un signe de tête, et 
les esprits les plus éveillés commencèrent aussitôt 
à apprendre les Sept Commandements par cœur. 


« Et maintenant, camarades, aux foins ! s’écria 
Boule de Neige. Il y va de notre honneur 
d’engranger la récolte plus vite que ne le feraient 
Jones et ses acolytes. » 


Mais à cet instant les trois vaches, qui avaient 
paru mal à l’aise depuis un certain temps, 
gémirent de façon lamentable. Il y avait vingt- 
quatre heures qu’elles n’avaient pas été traites, 
leurs pis étaient sur le point d’éclater. Après 
brève réflexion, les cochons firent venir des 
seaux et se mirent à la besogne. Ils s’en tirèrent 
assez bien, car les pieds des cochons convenaient 
à cette tâche. Bientôt furent remplis cinq seaux de 
lait crémeux et mousseux que maints animaux 
lorgnaient avec l’intérêt le plus vif. L’un d’eux 
dit : 

« Qu’est-ce qu’on va faire avec tout ce lait ? » 

Et l’une des poules : 

« Quelquefois, Jones en ajoutait à la pâtée. » 


Napoléon se planta devant les seaux et 
s’écria : 

«Ne vous en faites pas pour le lait, 
camarades ! On va s’en occuper. La récolte, c’est 
ce qui compte. Boule de Neige va vous montrer 
le chemin. Moi, je serai sur place dans quelques 
minutes. En avant, camarades ! Le foin vous 


attend. » 


Aussi les animaux gagnèrent les champs et ils 
commencèrent la fenaison, mais quand, au soir, 
ils s’en retournèrent ils s’aperçurent que le lait 
n’était plus là. 


III 


Comme ils trimérent et prirent de la peine 
pour rentrer le foin! Mais leurs efforts furent 
récompensés car la récolte fut plus abondante 
encore qu’ils ne l’auraient cru. 


À certains moments la besogne était tout à fait 
pénible. Les instruments agraires avaient été 
inventés pour les hommes et non pour les 
animaux, et ceux-ci en subissaient les 
conséquences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se 
servir du moindre outil qui l’obligeñt à se tenir 
debout sur ses pattes de derrière. Néanmoins, les 
cochons étaient si malins qu’ils trouvèrent le 
moyen de tourner chaque difficulté. Quant aux 
chevaux, ils connaissaient chaque pouce du 
terrain, et s’y entendaient à faucher et à râteler 
mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les 
cochons, à vrai dire, ne travaillaient pas: ils 
distribuaient le travail et veillaient à sa bonne 


exécution. Avec leurs connaissances supérieures, 
il était naturel qu’ils prennent le commandement. 
Malabar et Douce s’attelaient tout seuls au râteau 
ou à la faucheuse (ni mors ni rênes n’étant plus 
nécessaires, bien entendu), et ils arpentaient le 
champ en long et en large, un cochon à leurs 
trousses. Celui-ci s’écriait: «Hue dia, 
camarade ! » ou « Holà, ho, camarade ! », suivant 
le cas. Et chaque animal jusqu’au plus modeste 
besognait à faner et ramasser le foin. Même les 
canards et les poules, sans relâche, allaient et 
venaient sous le soleil, portant dans leurs becs 
des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut 
achevée deux jours plus tôt qu’aux temps de 
Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle récolte de 
foin que la ferme ait jamais connue. Et nul 
gaspillage, car poules et canards, animaux à l’ œil 
prompt, avaient glané jusqu’au plus petit brin. Et 
pas un animal n’avait dérobé ne fût-ce qu’une 
bouchée. 


Tout l’été le travail progressa avec une 
régularité d'horloge. Les animaux étaient heureux 
d’un bonheur qui passait leurs espérances. Tout 
aliment leur était plus délectable d’être le fruit de 


leur effort. Car désormais c’était là leur propre 
manger, produit par eux et pour eux, et non plus 
l’aumôûône, accordée à contrecœur, d’un maître 
parcimonieux. Une fois délivrés de l’engeance 
humaine, des bons à rien, des parasites, chacun 
d’eux reçut en partage une ration plus copieuse. 
Et, quoique encore peu expérimentés, ils eurent 
aussi des loisirs accrus. Oh, il leur fallut faire 
face à bien des difficultés. C’est ainsi que, plus 
tard dans l’année et le temps venu de la moisson, 
ils durent dépiquer le blé à la mode d’autrefois et, 
faute d’une batteuse à la ferme, chasser la glume 
en soufflant dessus. Mais l’esprit de ressource des 
cochons ainsi que la prodigieuse musculature de 
Malabar les tiraient toujours d’embarras. Malabar 
faisait l’admiration de tous. Déjà connu à 
l’époque de Jones pour son cœur à l’ouvrage, 
pour lors il besognait comme trois. Même, 
certains jours, tout le travail de la ferme semblait 
reposer sur sa puissante encolure. Du matin à la 
tombée de la nuit, il poussait, il tirait, et était 
toujours présent au plus dur du travail. Il avait 
passé accord avec l’un des jeunes coqs pour 
qu’on le réveille une demi-heure avant tous les 


autres, et, devançant l’horaire et le plan de la 
journée, de son propre chef il se portait volontaire 
aux tâches d’urgence. À tout problème et à tout 
revers, il opposait sa conviction: «Je vais 
travailler plus dur. » Ce fut là sa devise. 


Toutefois, chacun œuvrait suivant ses 
capacités. Ainsi, les poules et les canards 
récupérèrent dix boisseaux de blé en recueillant 
les grains disséminés ça et là. Et personne qui 
chapardât, ou qui se plaignit des rations : les 
prises de bec, bisbilles, humeurs ombrageuses, 
jadis monnaie courante, n’étaient plus de mise. 
Personne ne tirait au flanc — enfin, presque 
personne. Lubie, avouons-le, n’était pas bien 
matineuse, et se montrait encline à quitter le 
travail de bonne heure, sous prétexte qu’un 
caillou lui agaçait le sabot. La conduite de la 
chatte était un peu singulière aussi. On ne tarda 
pas à s’apercevoir qu’elle était introuvable quand 
l’ouvrage requérait sa présence. Elle disparaissait 
des heures d’affilée pour reparaître aux repas, ou 
le soir après le travail fait, comme si de rien 
n’était. Mais elle se trouvait des excuses si 
excellentes, et ronronnait de façon si affectueuse, 


que ses bonnes intentions n’étaient pas mises en 
doute. Quant à Benjamin, le vieil âne, depuis la 
révolution il était demeuré le même. Il 
s’acquittait de sa besogne de la même manière 
lente et têtue, sans jamais renâcler, mais sans zèle 
inutile non plus. Sur le soulèvement même et ses 
conséquences, il se gardait de toute opinion. 
Quand on lui demandait s’il ne trouvait pas son 
sort meilleur depuis l’éviction de Jones, il s’en 
tenait à dire : « Les ânes ont la vie dure. Aucun 
de vous n’a jamais vu mourir un âne », et de cette 
réponse sibylline on devait se satisfaire. 


Le dimanche, jour férié, on prenait le petit 
déjeuner une heure plus tard que d’habitude. Puis 
c'était une cérémonie renouvelée sans faute 
chaque semaine. D’abord on hissait les couleurs. 
Boule de Neige s’était procuré à la sellerie un 
vieux tapis de table de couleur verte, qui avait 
appartenu à Mrs. Jones, et sur lequel il avait peint 
en blanc une corne et un sabot. Ainsi donc, dans 
le jardin de la ferme, tous les dimanches matin le 
pavillon était hissé au mât. Le vert du drapeau, 
expliquait Boule de Neige, représente les verts 
pâturages d’Angleterre ; la corne et le sabot, la 


future République, laquelle serait proclamée au 
renversement définitif de la race humaine. Après 
le salut au drapeau, les animaux gagnaient 
ensemble la grange. Là se tenait une assemblée 
qui était l’assemblée générale, mais qu’on 
appelait l’Assemblée. On y établissait le plan de 
travail de la semaine et on y débattait et adoptait 
différentes résolutions. Celles-ci, les cochons les 
proposaient toujours. Car si les autres animaux 
savaient comment on vote, aucune proposition 
nouvelle ne leur venait à l’esprit. Ainsi, le plus 
clair des débats était l’affaire de Boule de Neige 
et Napoléon. Il est toutefois à remarquer qu’ils 
n’étaient jamais d’accord : quel que fut l’avis de 
l’un, on savait que l’autre y ferait pièce. Même 
une fois décidé — et personne ne pouvait s’élever 
contre la chose elle-même — d’aménager en 
maison de repos le petit enclos attenant au verger, 
un débat orageux s’ensuivit: quel est, pour 
chaque catégorie d’animaux, l’âge légitime de la 
retraite ? L’assemblée prenait toujours fin aux 
accents de Bêtes d’Angleterre, et l’après-midi 
était consacré aux loisirs. 


Les cochons avaient fait de la sellerie leur 


quartier général. Là, le soir, ils étudiaient les arts 
et métiers : les techniques du maréchal-ferrant, ou 
celles du menuisier, par exemple à l’aide de 
livres ramenés de la ferme. Boule de Neige se 
préoccupait aussi de répartir les animaux en 
Commissions, et sur ce terrain il était infatigable. 
Il constitua pour les poules la Commission des 
pontes, pour les vaches la Ligue des queues de 
vaches propres, pour les réfractaires la 
Commission de rééducation des camarades vivant 
en liberté dans la nature (avec, pour but 
d’apprivoiser les rats et les lapins), et pour les 
moutons le Mouvement de la laine immaculée, et 
encore d’autres instruments de prophylaxie 
sociale — outre les classes de lecture et d’écriture. 


Dans l’ensemble, ces projets connurent 
l’échec. C’est ainsi que la tentative d’apprivoiser 
les animaux sauvages avorta presque tout de 
suite. Car ils ne changèrent pas de conduite, et ils 
mirent à profit toute velléité généreuse à leur 
égard. La chatte fit de bonne heure partie de la 
Commission de rééducation, et pendant quelques 
jours y montra de la résolution. Même, une fois, 
on la vit assise, sur le toit, parlementant avec des 


moineaux hors d’atteinte : tous les animaux sont 
désormais camarades. Aussi tout moineau 
pouvait se percher sur elle, même sur ses griffes. 
Mais les moineaux gardaient leurs distances. 


Les cours de lecture et d’écriture, toutefois, 
eurent un vif succès. À l'automne, il n’y avait 
plus d’illettrés, autant dire. 


Les cochons, eux, savaient déjà lire et écrire à 
la perfection. Les chiens apprirent à lire à peu 
près couramment, mais ils ne s’intéressaient 
qu’aux Sept Commandements. Edmée, la chèvre, 
s’en tirait mieux qu'eux. Le soir, il lui arrivait de 
faire aux autres la lecture de fragments de 
journaux découverts aux ordures. Benjamin, 
l’âne, pouvait lire aussi bien que n’importe quel 
cochon, mais jamais il n’exerçait ses dons. « Que 
je sache, disait-il, il n’y a rien qui vaille la peine 
d’être lu. » Douce apprit toutes ses lettres, mais la 
science des mots lui échappait. Malabar n’allait 
pas au-delà de la lettre D. De son grand sabot, il 
traçait dans la poussière les lettres A B C D, puis 
il les fixait des yeux, et, les oreilles rabattues et 
de temps à autre repoussant la mèche qui lui 


barrait le front, il faisait grand effort pour se 
rappeler quelles lettres venaient après, mais sans 
jamais y parvenir. Bel et bien, à différentes 
reprises, il retint E F G H, mais du moment qu’il 
savait ces lettres-là, il avait oublié les 
précédentes. À la fin, il décida d’en rester aux 
quatre premières lettres, et il les écrivait une ou 
deux fois dans la journée pour se rafraîchir la 
mémoire. Lubie refusa d’apprendre l’alphabet, 
hormis les cinq lettres de son nom. Elle les traçait 
fort adroitement, avec des brindilles, puis les 
agrémentait d’une fleur ou deux et, avec 
admiration, en faisait le tour. 


Aucun des autres animaux de la ferme ne put 
aller au-delà de la lettre A. On s’aperçut aussi que 
les plus bornés, tels que moutons, poules et 
canards, étaient incapables d’apprendre par cœur 
les Sept Commandements. Après mûre réflexion, 
Boule de Neige signifia que les Sept 
Commandements pouvaient, après tout, se 
ramener à une maxime unique, à savoir 
Quatrepattes, oui! Deuxpattes, non! En cela, 
dit-il, réside le principe fondamental de 
l’Animalisme. Quiconque en aurait tout à fait 


saisi la signification serait à l’abri des influences 
humaines. Tout d’abord les oiseaux se 
rebiffèrent, se disant qu’eux aussi sont des 
deuxpattes, mais Boule de Neige leur prouva leur 
erreur, disant : 


« Les ailes de l’oiseau, camarades, étant des 
organes de propulsion, non de manipulation, 
doivent être regardées comme des pattes. Ça va 
de soi. Et c’est la main qui fait la marque 
distinctive de l’homme : la main qui manipule, la 
main de malignité. » 


Les oiseaux restèrent cois devant les mots 
compliqués de Boule de Neige, mais ils 
approuvèrent sa conclusion, et tous les moindres 
animaux de la ferme se mirent à apprendre par 
cœur la nouvelle maxime : Quatrepattes, oui ! 
Deuxpattes, non !, que l’on inscrivit sur le mur du 
fond de la grange, au-dessus des Sept 
Commandements et en plus gros caractères. Une 
fois qu’ils la surent sans se tromper, les moutons 
s’en éprirent, et c’est souvent que, couchés dans 
les champs, ils bêlaient en chœur : Quatrepattes, 
oui ! Deuxpattes, non ! Et ainsi des heures durant, 


sans se lasser jamais. 


Napoléon ne portait aucun intérêt aux 
Commissions de Boule de Neige. Selon lui, 
l’éducation des jeunes était plus importante que 
tout ce qu’on pouvait faire pour les animaux déjà 
d’âge mûr. Or, sur ces entrefaites, les deux 
chiennes, Constance et Fleur, mirent bas, peu 
après la fenaison, donnant naissance à neuf chiots 
vigoureux. Dés après le sevrage, Napoléon enleva 
les chiots à leurs mères, disant qu’il pourvoirait 
personnellement à leur éducation. Il les remisa 
dans un grenier, où l’on n’accédait que par une 
échelle de la sellerie, et les y séquestra si bien 
que bientôt tous les autres animaux oublièrent 
jusqu’à leur existence. 


Le mystère de la disparition du lait fut bientôt 
élucidé. C’est que chaque jour le lait était 
mélangé à la pâtée des cochons. C’était le temps 
où les premières pommes commençaient à mürir, 
et bientôt elles jonchaient l’herbe du verger. Les 
animaux s’attendaient au partage équitable qui 
leur semblait aller de soi. Un jour, néanmoins, 
ordre fut donné de ramasser les pommes pour les 


apporter à la sellerie, au bénéfice des porcs. On 
entendit bien murmurer certains animaux, mais 
ce fut en vain. Tous les cochons étaient, sur ce 
point, entièrement d’accord, y compris Napoléon 
et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut chargé des 
explications nécessaires : 


« Vous n’allez tout de même pas croire, 
camarades, que nous, les cochons, agissons par 
égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges. 
En fait, beaucoup d’entre nous détestent le lait et 
les pommes. C’est mon propre cas. Si nous nous 
les approprions, c’est dans le souci de notre santé. 
Le lait et les pommes (ainsi, camarades, que la 
science le démontre) renferment des substances 
indispensables au régime alimentaire du cochon. 
Nous sommes, nous autres, des travailleurs 
intellectuels. La direction et l’organisation de 
cette ferme reposent entièrement sur nous. De 
jour et de nuit nous veillons à votre bien. Et c’est 
pour votre bien que nous buvons ce lait et 
mangeons ces pommes. Savez-vous ce qu’il 
adviendrait si nous, les cochons, devions faillir à 
notre devoir ? Jones reviendrait! Oui, Jones! 
Assurément, camarades — s’exclama Brille-Babil, 


sur un ton presque suppliant, et il se balançait de 
côté et d’autre, fouettant lair de sa queue -—, 
assurément il n’y en a pas un seul parmi vous qui 
désire le retour de Jones ? » 


S’il était en effet quelque chose dont tous les 
animaux ne voulaient à aucun prix, c’était bien le 
retour de Jones. Quand on leur présentait les 
choses sous ce jour, ils n’avaient rien à redire. 
L’importance de maintenir les cochons en bonne 
forme s’imposait donc à l’évidence. Aussi fut-il 
admis sans plus de discussion que le lait et les 
pommes tombées dans l’herbe (ainsi que celles, 
la plus grande partie, à mürir encore) seraient 
prérogative des cochons. 


IV 


À la fin de l’été, la nouvelle des événements 
avait gagné la moitié du pays. Chaque jour, 
Napoléon et Boule de Neige dépêchaient des 
volées de pigeons voyageurs avec pour mission 
de se mêler aux autres animaux des fermes 
voisines. Ils leur faisaient le récit du 
soulèvement, leur apprenaient l’air de Bêtes 
d’Angleterre. 


Pendant la plus grande partie de ce temps, Mr. 
Jones se tenait à Willingdon, assis à la buvette du 
Lion-Rouge, se plaignant à qui voulait l’entendre 
de la monstrueuse injustice dont il avait été 
victime quand l’avaient exproprié une bande 
d'animaux, de vrais propres à rien. Les autres 
fermiers, compatissants en principe, lui furent 
tout d’abord de médiocre secours. Au fond d’eux- 
mêmes, ils se demandaient s’ils ne pourraient pas 
tirer profit de la mésaventure de Jones. Par 


chance, les propriétaires des deux fermes 
attenantes à la sienne étaient en mauvais termes 
et toujours à se chamailler. L’une d’elles, 
Foxwood, était une vaste exploitation mal tenue 
et vieux jeu : pâturages chétifs, haies à l’abandon, 
halliers envahissants. Quant au propriétaire : un 
Mr. Pilkington, gentleman farmer qui donnait la 
plus grande partie de son temps à la chasse ou à 
la pêche, suivant la saison. L’autre ferme, 
Pinchfield, plus petite mais mieux entretenue, 
appartenait à un Mr. Frederick, homme décidé et 
retors, toujours en procès, et connu pour sa dureté 
en affaires. Les deux propriétaires se détestaient 
au point qu’il leur était malaisé de s’entendre, 
fût-ce dans leur intérêt commun. 


Ils n’en étaient pas moins épouvantés l’un 
comme l’autre par le soulèvement des animaux, 
et très soucieux d’empêcher leurs propres 
animaux d’en apprendre trop à ce sujet. Tout 
d’abord, ils affectèrent de rire à l’idée de fermes 
gérées par les animaux eux-mêmes. Quelque 
chose d’aussi extravagant on en verra la fin en 
une quinzaine, disaient-ils. Ils firent courir le 
bruit qu’à la Ferme du Manoir (que pour rien au 


monde ils n’auraient appelée la Ferme des 
Animaux) les bêtes ne cessaient de s’entrebattre, 
et bientôt seraient acculées à la famine. Mais du 
temps passa: et les animaux, à l’évidence, ne 
mouraient pas de faim. Alors Frederick et 
Pilkington durent changer de refrain: cette 
exploitation n’était que scandales et atrocités. Les 
animaux se livraient au cannibalisme, se 
torturaient entre eux avec des fers à cheval 
chauffés à blanc, et ils avaient mis en commun 
les femelles. Voilà où cela mène, disaient 
Frederick et Pilkington, de se révolter contre les 
lois de la nature. 


Malgré tout, on n’ajouta jamais vraiment foi à 
ces récits. Une rumeur gagnait même, vague, 
floue et captieuse, d’une ferme magnifique, dont 
les humains avaient été éjectés et où les animaux 
se gouvernaient eux-mêmes ; et, au fil des mois, 
une vague d’insubordination déferla dans les 
campagnes. Des taureaux jusque-là dociles 
étaient pris de fureur noire. Les moutons 
abattaient les haies pour mieux dévorer le trèfle. 
Les vaches ruaient, renversant les seaux. Les 
chevaux se dérobaient devant l’obstacle culbutant 


les cavaliers. Mais surtout, lair et jusqu'aux 
paroles de Bêtes d’Angleterre, gagnaient partout 
du terrain. L’hymne révolutionnaire s’était 
répandu avec une rapidité  stupéfiante. 
L’entendant, les humains ne dominaient plus leur 
fureur, tout en prétendant qu’ils le trouvaient 
ridicule sans plus. Il leur échappait, disaient-ils, 
que même des animaux puissent s’abaisser à 
d’aussi viles bêtises. Tout animal surpris à 
chanter Bêtes d’Angleterre se voyait sur-le- 
champ donner la bastonnade. Et pourtant l’hymne 
gagnait toujours du terrain, irrésistible: les 
merles le sifflaient dans les haies, les pigeons le 
roucoulaient dans les ormes, il se mêlait au 
tapage du maréchal-ferrant comme à la mélodie 
des cloches. Et les humains à son écoute, en leur 
for intérieur, tremblaient comme à l’annonce 
d’une prophétie funeste. 


Au début d’octobre, une fois le blé coupé, mis 
en meules et en partie battu, un vol de pigeons 
vint tourbillonner dans les airs, puis, dans la plus 
grande agitation, se posa dans la cour de la Ferme 
des Animaux. Jones et tous ses ouvriers, 
accompagnés d’une demi-douzaine d'hommes de 


main de Foxwood et de Pinchfield, avaient 
franchi la clôture aux cinq barreaux et gagnaient 
la maison par le chemin de terre. Tous étaient 
armés de gourdins, sauf Jones, qui, allait en tête, 
fusil en main. Sans nul doute, ils entendaient 
reprendre possession des lieux. 


À cela, on s’était attendu de longue date, et 
toutes précautions étaient prises. Boule de Neige 
avait étudié les campagnes de Jules César dans un 
vieux bouquin découvert dans le corps de logis, 
et il dirigeait les opérations défensives. 
Promptement, il donna ses ordres, et en peu de 
temps chacun fut à son poste. 


Comme les humains vont atteindre les 
dépendances, Boule de Neige lance sa première 
attaque. Les pigeons, au nombre de trente-cinq, 
survolent le bataillon ennemi à modeste altitude, 
et lâchent leurs fientes sur le crâne des 
assaillants. L’ennemi, surpris, doit bientôt faire 
face aux oies à l’embuscade derrière la haie, qui 
débouchent et chargent. Du bec, elles s’en 
prennent aux mollets. Encore ne sont-ce là 
qu’escarmouches et menues diversions ; bientôt, 


d’ailleurs, les humains repoussent les oies à 
grands coups de gourdins. Mais alors Boule de 
Neige lance sa seconde attaque. En personne, il 
conduit ses troupes à l’assaut, soit Edmée, la 
chèvre blanche, et tous les moutons. Et tous se 
ruent sur les hommes, donnant du boutoir et de la 
corne, les harcelant de toutes parts. Cependant, 
un rôle particulier est dévolu à l’âne Benjamin, 
qui tourne sur lui-même et de ses petits sabots 
décoche ruade après ruade. Mais, une nouvelle 
fois, les hommes prennent le dessus, grâce à leurs 
gourdins et à leurs chaussures ferrées. À ce 
moment, Boule de Neige pousse un cri aigu, 
signal de la retraite, et tous les animaux de 
tourner casaque, de fuir par la grande porte et de 
gagner la cour. Les hommes poussent des 
clameurs de triomphe. Et, croyant l’ennemi en 
déroute, ils se précipitent çà et là à ses trousses. 


C’est ce qu’avait escompté Boule de Neige. 
Dès que les hommes se furent bien avancés dans 
la cour, à ce moment surgissent de l’arrière les 
trois chevaux, les trois vaches et le gros des 
cochons, jusque-là demeurés en embuscade dans 
l’étable. Les humains, pris à revers, voient leur 


retraite coupée. Boule de Neige donne le signal 
de la charge, lui-même fonçant droit sur Jones. 
Celui-ci, prévenant l’attaque, lève son arme et 
tire. Les plombs se logent dans l’échine de Boule 
de Neige et l’ensanglantent, et un mouton est 
abattu, mort. Sans se relâcher, Boule de Neige se 
jette de tout son poids (cent vingt kilos) dans les 
jambes du propriétaire exproprié qui lâche son 
fusil et va bouler sur un tas de fumier. Mais le 
plus horrifiant, c’est encore Malabar cabré sur ses 
pattes de derrière et frappant du fer de ses lourds 
sabots avec une vigueur d’étalon. Le premier 
coup, arrivé sur le crâne, expédie un palefrenier 
de Foxwood dans la boue, inerte. Voyant cela, 
plusieurs hommes lâchent leur gourdin et tentent 
de fuir. C’est la panique chez l’ennemi. Tous les 
animaux le prennent en chasse, le traquent autour 
de la cour, l’assaillent du sabot et de la corne, 
culbutant, piétinant les hommes. Et pas un animal 
qui, à sa façon, ne tienne sa revanche, et même la 
chatte s’y met. Bondissant du toit tout à trac sur 
les épaules d’un vacher, elle lui enfonce les 
griffes dans le cou, ce qui lui arrache des 
hurlements. Mais, à un moment, sachant la voie 


libre, les hommes filent hors de la cour, puis 
s’enfuient sur la route, trop heureux d’en être 
quittes à bon compte. Ainsi, à cinq minutes de 
l'invasion, et par le chemin même qu’ils avaient 
pris, ils battaient en retraite, ignominieusement — 
un troupeau d’oies à leurs chausses leur mordant 
les jarrets et sifflant des huées. 


Plus d’hommes sur les lieux, sauf un, le 
palefrenier, gisant la face contre terre. Revenu 
dans la cour, Malabar effleurait le corps à petits 
coups de sabot, s’efforçant de le retourner sur le 
dos. Le garçon ne bougeait plus. 


« Il est mort, dit Malabar, tout triste. Ce n’était 
pas mon intention de le tuer. J’avais oublié les 
fers de mes sabots. Mais qui voudra croire que je 
ne l’ai pas fait exprès. 


— Pas de sentimentalité, camarade ! s’écria 
Boule de Neige dont les blessures saignaient 
toujours. La guerre, c’est la guerre. L’homme 
n’est à prendre en considération que changé en 
cadavre. 


— Je ne veux assassiner personne, même pas 
un homme, répétait Malabar, en pleurs. 


— Où est donc Edmée ? » s’écria quelqu'un. 


De fait, Edmée était invisible. Les animaux 
étaient dans tous leurs états. Avait-elle été 
molestée, plus ou moins grièvement, ou peut-être 
même les hommes l’avaient-ils emmenée 
prisonnière ? Mais à la fin on la retrouva dans son 
box. Elle s’y cachait, la tête enfouie dans le foin. 
Entendant une détonation, elle avait pris la fuite. 
Plus tard, quand les animaux revinrent dans la 
cour, ce fut pour s’apercevoir que le garçon 
d’écurie, ayant repris connaissance, avait 
décampé. 

De nouveau rassemblés, les animaux étaient 
au comble de l’émotion, et à tue-tête chacun 
racontait ses prouesses au combat. À l’improviste 
et sur-le-champ, la victoire fut célébrée. On hissa 
les couleurs, on chanta Bêtes d’Angleterre 
plusieurs fois de suite, enfin le mouton qui avait 
donné sa vie à la cause fut l’objet de funérailles 
solennelles. Sur sa tombe on planta une aubépine. 
Au bord de la fosse, Boule de Neige prononça 
une brève allocution : « Les animaux, déclara-t-il, 
doivent se tenir prêts à mourir pour leur propre 


ferme. » 


À l'unanimité une décoration militaire fut 
créée, celle de Héros-Animal, Première Classe, et 
elle fut conférée séance tenante à Boule de Neige 
et à Malabar. Il s’agissait d’une médaille en 
cuivre (en fait, on l’avait trouvée dans la sellerie, 
car autrefois elle avait servi de parure au collier 
des chevaux), à porter les dimanches et jours 
fériés. Une autre décoration, celle de Héros- 
Animal, Deuxième Classe, fut, à titre posthume, 
décernée au mouton. 


Longtemps on discuta du nom à donner au 
combat, pour enfin retenir celui de bataille de 
l’Étable, vu que de ce point l’attaque victorieuse 
avait débouché. On ramassa dans la boue le fusil 
de Mr. Jones. Or on savait qu’il y avait des 
cartouches à la ferme. Aussi fut-il décidé de 
dresser le fusil au pied du mât, tout comme une 
pièce d’artillerie, et deux fois l’an de tirer une 
salve : le 12 octobre en souvenir de la bataille de 
l’Étable, et à la Saint-Jean d’été, jour 
commémoratif du Soulèvement. 


V 


L’hiver durait, et, de plus en plus, Lubie 
faisait des siennes. Chaque matin elle était en 
retard au travail, donnant pour excuse qu’elle ne 
s’était pas réveillée et se plaignant de douleurs 
singulières, en dépit d’un appétit robuste. Au 
moindre prétexte, elle quittait sa tâche et filait à 
l’abreuvoir, pour s’y mirer comme une sotte. 
Mais d’autres rumeurs plus alarmantes circulaient 
sur son compte. Un jour, comme elle s’avançait 
dans la cour, légère et trottant menu, minaudant 
de la queue et mâchonnant du foin, Douce la prit 
à part. 


« Lubie, dit-elle, j’ai à te parler tout à fait 
sérieusement. Ce matin, je t’ai vue regarder par- 
dessus la haie qui sépare de Foxwood, la Ferme 
des Animaux. L’un des hommes de Mr. 
Pilkington se tenait de l’autre côté. Et... j’étais 
loin de là... j’en conviens... mais j’en suis à peu 


près certaine, j’ai vu qu’il te causait et te caressait 
le museau. Qu’est-ce que ça veut dire, ces façons, 
Lubie ? » 


Lubie se prit à piaffer et à caracoler, et elle 
dit : 

« Pas du tout ! Je lui causais pas ! Il m’a pas 
caressée ! C’est des mensonges ! 


— Lubie ! Regarde-moi bien en face. Donne- 
moi ta parole d’honneur qu’il ne te caressait pas 
le museau. 


— Des mensonges ! », répéta Lubie, mais elle 
ne put soutenir le regard de Douce, et l’instant 
d’après fit volte-face et fila au galop dans les 
champs. 


Soudain Douce eut une idée. Sans s’en ouvrir 
aux autres, elle se rendit au box de Lubie et à 
coups de sabots retourna la paille sous la litière, 
elle avait dissimulé une petite provision de 
morceaux de sucre, ainsi qu’abondance de rubans 
de différentes couleurs. 


Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et 
trois semaines durant on ne sut rien de ses 


pérégrinations. Puis les pigeons rapportèrent 
lavoir vue de l’autre côté de Willingdon, dans 
les brancards d’une charrette anglaise peinte en 
rouge et noir, à l’arrêt devant une taverne. Un 
gros homme au teint rubicond, portant guêtres et 
culotte de cheval, et ayant tout l’air d’un 
cabaretier, lui caressait le museau et lui donnait 
des sucres. Sa robe était tondue de frais et elle 
portait une mèche enrubannée d’écarlate. Elle 
avait l’air bien contente, à ce que dirent les 
pigeons. Par la suite, et à jamais, les animaux 
ignorèrent tout de ses faits et gestes. 


En janvier, ce fut vraiment la mauvaise saison. 
Le froid vous glaçait les sangs, le sol était dur 
comme du fer, le travail aux champs hors de 
question. De nombreuses réunions se tenaient 
dans la grange, et les cochons étaient occupés à 
établir le plan de la saison prochaine. On en était 
venu à admettre que les cochons, étant 
manifestement les plus intelligents des animaux, 
décideraient à l’avenir de toutes questions 
touchant la politique de la ferme, sous réserve de 
ratification à la majorité des voix. Cette méthode 
aurait assez bien fait l’affaire sans les discussions 


entre Boule de Neige et Napoléon, mais tout sujet 
prêtant à contestation les opposait. L’un 
proposait-il un ensemencement d’orge sur une 
plus grande superficie : l’autre, 
immanquablement, plaidait pour l’avoine. Ou si 
l’un estimait tel champ juste ce qui convient aux 
choux : l’autre rétorquait betteraves. Chacun 
d’eux avait ses partisans, d’où la violence des 
débats. Lors des assemblées, Boule de Neige 
l’emportait souvent grâce à des discours brillants, 
mais entre-temps Napoléon était le plus apte à 
rallier le soutien des uns et des autres. C’est 
auprès des moutons qu’il réussissait le mieux. 
Récemment, ceux-ci s’étaient pris à bêler avec 
grand intérêt le slogan révolutionnaire : 
Quatrepattes, oui! Deuxpattes, non! à tout 
propos et hors de propos, et souvent ils 
interrompaient les débats de cette façon. On 
remarqua leur penchant à entonner leur refrain 
aux moments cruciaux des discours de Boule de 
Neige. Celui-ci avait étudié de près de vieux 
numéros d’un hebdomadaire consacré au fermage 
et à l’élevage, qu’il avait dénichés dans le corps 
du bâtiment principal, et il débordait de projets : 


innovations et perfectionnements. C’est en érudit 
qu’il parlait ensilage, drainage des champs, ou 
même scories mécaniques. Il avait élaboré un 
schéma compliqué : désormais les animaux 
déposeraient leurs fientes à même les champs — 
en un point différent chaque jour, afin d’épargner 
le transport. Napoléon ne soumit aucun projet, 
s’en tenant à dire que les plans de Boule de Neige 
tomberaient en quenouille. Il paraissait attendre 
son heure. (Cependant, aucune de leurs 
controverses n’atteignit en âpreté celle du moulin 
à vent. 


Dominant la ferme, un monticule se dressait 
dans un grand pâturage proche des dépendances. 
Après avoir reconnu les lieux, Boule de Neige 
affirma y voir l’emplacement idéal d’un moulin à 
vent. Celui-ci, grâce à une génératrice, 
alimenterait la ferme en électricité. Ainsi 
éclairerait-on écurie, étable et porcherie, et les 
chaufferait-on en hiver. Le moulin actionnerait 
encore un hache-paille, une machine à couper la 
betterave, une scie circulaire, et il permettrait la 
traite mécanique. Les animaux n’avaient jamais 
entendu parler de rien de pareil (car cette ferme 


vieillotte n’était pourvue que de l’outillage le 
plus primitif). Aussi écoutaient-ils avec stupeur 
Boule de Neige évoquant toutes ces machines 
mirifiques qui feraient l’ouvrage à leur place 
tandis qu’ils païtraient à loisir ou se cultiveraient 
l’esprit par la lecture et la conversation. 


En quelques semaines, Boule de Neige mit 
définitivement au point ses plans. La plupart des 
détails techniques étaient empruntés à trois livres 
ayant appartenu à Mr. Jones: un manuel du 
bricoleur, un autre du maçon, un cours 
d'électricité pour débutants. Il avait établi son 
cabinet de travail dans une couveuse artificielle 
aménagée en appentis. Le parquet lisse de 
l’endroit étant propice à qui veut dresser des 
plans, il s’enfermait là des heures durant : une 
pierre posée sur les livres pour les tenir ouverts, 
un morceau de craie fixé à la patte, allant et 
venant, traçant des lignes, et de temps à autre 
poussant de petits grognements enthousiastes. 
Les plans se compliquèrent au point de bientôt 
n'être qu’un amas de manivelles et pignons, 
couvrant plus de la moitié du parquet. Les autres 
animaux, absolument dépassés, étaient 


transportés d’admiration. Une fois par jour au 
moins, tous venaient voir ce qu’il était en train de 
dessiner, et même les poules et canards, qui 
prenaient grand soin de contourner les lignes 
tracées à la craie. Seul Napoléon se tenait à 
l’écart. Dès qu’il en avait été question, il s’était 
déclaré hostile au moulin à vent. Un jour, 
néanmoins, il se présenta à l’improviste, pour 
examiner les plans. De sa démarche lourde, il 
arpenta la pièce, braquant un regard attentif sur 
chaque détail, et il renifla de dédain une fois ou 
deux. Un instant, il s’arrêta à lorgner le travail du 
coin de l’œil, et soudain il leva la patte et 
incontinent compissa le tout. Ensuite, il sortit 
sans dire mot. 


Toute la ferme était profondément divisée sur 
la question du moulin à vent. Boule de Neige ne 
niait pas que la construction en serait malaisée. Il 
faudrait extraire la pierre de la carrière pour en 
bâtir les murs, puis fabriquer les ailes, ensuite il 
faudrait encore se procurer les dynamos et les 
câbles. (Comment? Il se taisait là-dessus.) 
Pourtant, il ne cessait d’affirmer que le tout serait 
achevé en un an. Dans la suite, il déclara que 


l’économie en main d’œuvre permettrait aux 
animaux de ne plus travailler que trois jours par 
semaine. Napoléon, quant à lui, arguait que 
l’heure était à l’accroissement de la production 
alimentaire. Perdez votre temps, disait-il, à 
construire un moulin à vent, et tout le monde 
crèvera de faim. Les animaux se constituèrent en 
factions rivales, avec chacune son mot d’ordre, 
pour l’une : « Votez pour Boule de Neige et la 
semaine de trois jours ! », pour l’autre : « Votez 
pour Napoléon et la mangeoire pleine ! » Seul 
Benjamin ne s’enrôla sous aucune bannière. Il se 
refusait à croire à l’abondance de nourriture 
comme à l’extension des loisirs. Moulin à vent ou 
pas, disait-il, la vie continuera pareil — mal, par 
conséquent. 


Outre les controverses sur le moulin à vent, se 
posait le problème de la défense de la ferme. On 
se rendait pleinement compte que les humains, 
bien qu’ils eussent été défaits à la bataille de 
l’Étable, pourraient bien revenir à l’assaut, avec 
plus de détermination cette fois, pour rétablir Mr. 
Jones à la tête du domaine. Ils y auraient été 
incités d’autant plus que la nouvelle de leur 


débâcle avait gagné les campagnes, rendant plus 
récalcitrants que jamais les animaux des fermes. 


Comme à l’accoutumée, Boule de Neige et 
Napoléon s’opposaient. Suivant Napoléon, les 
animaux de la ferme devaient se procurer des 
armes et s’entraîner à s’en servir. Suivant Boule 
de Neige, ils devaient dépêcher vers les terres 
voisines un nombre de pigeons toujours accru 
afin de fomenter la révolte chez les animaux des 
autres exploitations. Le premier soutenait que, 
faute d’être à même de se défendre, les animaux 
de la ferme couraient au désastre ; le second, que 
des soulèvements en chaîne auraient pour effet de 
détourner l’ennemi de toute tentative de 
reconquête. Les animaux écoutaient Napoléon, 
puis Boule de Neige, mais ils ne savaient pas à 
qui donner raison. De fait, ils étaient toujours de 
l’avis de qui parlait le dernier. 


Le jour vint où les plans de Boule de Neige 
furent achevés. À l’assemblée tenue le dimanche 
suivant, la question fut mise aux voix : fallait-il 
ou non commencer la construction du moulin à 
vent? Une fois les animaux réunis dans la 


grange, Boule de Neige se leva et, quoique 
interrompu de temps à autre par les bêlements des 
moutons, exposa les raisons qui plaidaient en 
faveur du moulin à vent. Puis Napoléon se leva à 
son tour. Le moulin à vent, déclara-t-il avec 
beaucoup de calme, est une insanité. Il 
déconseillait à tout le monde de voter le projet. 
Et, ayant tranché, il se rassit n’ayant pas parlé 
trente secondes, et semblant ne guère se soucier 
de l’effet produit. Sur quoi Boule de Neige 
bondit. Ayant fait taire les moutons qui s’étaient 
repris à bêler, il se lança dans un plaidoyer d’une 
grande passion en faveur du moulin à vent. 
Jusque-là, l’opinion flottait, partagée en deux. 
Mais bientôt les animaux furent transportés par 
l’éloquence de Boule de Neige qui, en termes 
flamboyants, brossa un tableau du futur à la 
Ferme des Animaux. Plus de travail sordide, plus 
d’échines  ployées sous le fardeau! Et 
imagination aidant, Boule de Neige, loin 
désormais des hache-paille et des coupe- 
betteraves, loua hautement l’électricité. Celle-ci, 
proclamait-il, actionnera batteuse et charrues, 
herses et moissonneuses-lieuses. En outre, elle 


permettra d’installer dans les étables la lumière, 
le chauffage, l’eau courante chaude et froide. 
Quand il se rassit, nul doute ne subsistait sur 
l’issue du vote. À ce moment, toutefois, 
Napoléon se leva, jeta sur Boule de Neige un 
regard oblique et singulier, et poussa un 
gémissement dans l’aigu que personne ne lui 
avait encore entendu pousser. 


Sur quoi ce sont dehors des aboiements 
affreux, et bientôt se ruent à l’intérieur de la 
grange neuf molosses portant des colliers 
incrustés de cuivre. Ils se jettent sur Boule de 
Neige, qui, de justesse échappe à leurs crocs. 
L’instant d’après, il avait passé la porte, les 
chiens à ses trousses. Alors, trop abasourdis et 
épouvantés pour élever la voix, les animaux se 
pressèrent en cohue vers la sortie, pour voir la 
poursuite. Boule de Neige détalait par le grand 
pâturage qui mène à la route. Il courait comme 
seul un cochon peut courir, les chiens sur ses 
talons. Mais tout à coup voici qu’il glisse, et l’on 
croit que les chiens sont sur lui. Alors il se 
redresse, et file d’un train encore plus vif. Les 
chiens regagnent du terrain, et l’un d’eux, tous 


crocs dehors, est sur le point de lui mordre la 
queue quand, de justesse, il l’esquive. Puis, dans 
un élan suprême, Boule de Neige se faufile par un 
trou dans la haie, et on ne le revit plus. 


En silence, terrifiés, les animaux regagnaient 
la grange. Bientôt les chiens revenaient, et 
toujours au pas accéléré. Tout d’abord, personne 
ne soupçonna d’où ces créatures pouvaient bien 
venir, mais on fut vite fixé : car c’étaient là les 
neuf chiots que Napoléon avait ravis à leurs 
mères et élevés en secret. Pas encore tout à fait 
adultes, déjà c’étaient des bêtes énormes, avec 
l’air féroce des loups. Ces molosses se tenaient 
aux côtés de Napoléon, et l’on remarqua qu’ils 
frétillaient de la queue à son intention, comme ils 
avaient l’habitude de faire avec Jones. 


Napoléon, suivi de ses molosses, escaladaïit 
maintenant l’aire surélevée du plancher d’où 
Sage l’Ancien, naguère, avait prononcé son 
discours. Il annonça que dorénavant il ne se 
tiendrait plus d’assemblées du dimanche matin. 
Elles ne servaient à rien, déclara-t-il pure perte de 
temps. À l’avenir, toutes questions relatives à la 


gestion de la ferme seraient tranchées par un 
comité de cochons, sous sa propre présidence. Le 
comité se réunirait en séances privées, après quoi 
les décisions seraient communiquées aux autres 
animaux. On continuerait de se rassembler le 
dimanche matin pour le salut au drapeau, chanter 
Bêtes d’Angleterre et recevoir les consignes de la 
semaine. Mais les débats publics étaient abolis. 


Encore sous le choc de l’expulsion de Boule 
de Neige, entendant ces décisions les animaux 
furent consternés. Plusieurs d’entre eux auraient 
protesté si des raisons probantes leur étaient 
venues à l’esprit. Même Malabar était désemparé, 
à sa façon confuse. Les oreilles rabattues et sa 
mèche lui fouettant le visage, il essayait bien de 
rassembler ses pensées, mais rien ne lui venait. 
Toutefois, il se produisit des remous dans le clan 
même des cochons, chez ceux d’esprit délié. Au 
premier rang, quatre jeunes gorets piaillèrent 
leurs protestations, et, dressés sur leurs pattes de 
derrière, incontinent ils se donnèrent la parole. 
Soudain, menaçants et sinistres, les chiens assis 
autour de Napoléon se prirent à grogner, et les 
porcelets se turent et se rassirent. Puis ce fut le 


bêlement formidable du chœur des moutons : 
Quatrepattes, oui! Deuxpattes, non! qui se 
prolongea presque un quart d’heure, ruinant toute 
chance de discussion. 


Par la suite, Brille-Babil fut chargé 
d'expliquer aux animaux les dispositions 
nouvelles. 


« Camarades, disait-il, je suis sûr que chaque 
animal apprécie à sa juste valeur le sacrifice 
consenti par le camarade Napoléon à qui va 
incomber une tâche supplémentaire. N’allez pas 
imaginer, camarades, que gouverner est une 
partie de plaisir ! Au contraire, c’est une lourde, 
une écrasante responsabilité. De l’égalité de tous 
les animaux, nul n’est plus fermement convaincu 
que le camarade Napoléon. Il ne serait que trop 
heureux de s’en remettre à vous de toutes 
décisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre 
des décisions erronées, et où cela mènerait-il 
alors ? Supposons qu'après avoir écouté les 
billevesées du moulin à vent, vous ayez pris le 
parti de suivre Boule de Neige qui, nous le 
savons aujourd’hui, n’était pas plus qu’un 


criminel ? 


— Il s’est conduit en brave à la bataille de 
l’Étable, dit quelqu'un. 

— La bravoure ne suffit pas, reprit Brille-Babil. 
La loyauté et l’obéissance passent avant. Et, pour 
la bataille de l’Étable, le temps viendra, je le 
crois, où l’on s’apercevra que le rôle de Boule de 
Neige a été très exagéré. De la discipline, 
camarades, une discipline de fer! Tel est 
aujourd’hui le mot d’ordre. Un seul faux pas, et 
nos ennemis nous prennent à la gorge. À coup 
sûr, camarades, vous ne désirez pas le retour de 
Jones ? » 


Une fois de plus, l’argument était sans 
réplique. Les animaux, certes, ne voulaient pas du 
retour de Jones. Si les débats du dimanche matin 
étaient susceptibles de le ramener, alors, qu’on y 
mette un terme. Malabar, qui maintenant pouvait 
méditer à loisir, exprima le sentiment général : 
« Si c’est le camarade Napoléon qui l’a dit, ce 
doit être vrai. » Et, de ce moment, en plus de sa 
devise propre : « Je vais travailler plus dur », il 
prit pour maxime « Napoléon ne se trompe 


jamais. » 


Le temps se radoucissait, on avait commencé 
les labours de printemps. L’appentis où Boule de 
Neige avait dressé ses plans du moulin avait été 
condamné. Quant aux plans mêmes, on se disait 
que le parquet n’en gardait pas trace. Et chaque 
dimanche matin, à dix heures, les animaux se 
réunissaient dans la grange pour recevoir les 
instructions hebdomadaires. On avait déterré du 
verger le crâne de Sage l’Ancien, désormais 
dépouillé de toute chair, afin de l’exposer sur une 
souche au pied du mât, à côté du fusil. Après le 
salut au drapeau, et avant d’entrer dans la grange, 
les animaux étaient requis de défiler devant le 
crâne, en signe de vénération. Une fois dans la 
grange, désormais ils ne s’asseyaient plus, 
comme dans le passé, tous ensemble. Napoléon 
prenait place sur le devant de l’estrade, en 
compagnie de Brille et de Minimus (un autre 
cochon, fort doué, lui, pour composer chansons et 
poèmes). Les neuf molosses se tenaient autour 
d’eux en demi-cercle, et le reste des cochons 
s’asseyaient derrière eux, les autres animaux leur 
faisant face. Napoléon donnait lecture des 


consignes de la semaine sur un ton bourru et 
militaire. On entonnait Bêtes d’Angleterre, une 
seule fois, et c’était la dispersion. 


Le troisième dimanche après l’expulsion de 
Boule de Neige, les animaux furent bien étonnés 
d’entendre, de la bouche de Napoléon, qu’on 
allait construire le moulin, après tout. Napoléon 
ne donna aucune raison à l’appui de ce 
retournement, se contentant d’avertir les animaux 
qu’ils auraient à travailler très dur. Et peut-être 
serait-il même nécessaire de réduire les rations. 
En tout état de cause, le plan avait été 
minutieusement préparé dans les moindres 
détails. Un comité de cochons constitué à cet 
effet lui avait consacré les trois dernières 
semaines. Jointe à différentes autres 
améliorations, la construction du moulin devrait 
prendre deux ans. 


Ce soir-là, Brille-Babil prit à part les autres 
animaux, leur expliquant que Napoléon n’avait 
jamais été vraiment hostile au moulin. Tout au 
contraire, il l’avait préconisé le tout premier. Et, 
pour les plans dessinés par Boule de Neige sur le 


plancher de l’ancienne couveuse, ils avaient été 
dérobés dans les papiers de Napoléon. Bel et 
bien, le moulin à vent était en propre l’œuvre de 
Napoléon. Pourquoi donc, s’enquit alors 
quelqu'un, Napoléon s'est-il élevé aussi 
violemment contre la construction de ce moulin ? 
À ce point, Brille-Babil prit son air le plus 
matois, disant combien c’était astucieux de 
Napoléon d’avoir paru hostile au moulin — un 
simple artifice pour se défaire de Boule de Neige, 
un individu pernicieux, d’influence funeste. 
Celui-ci évincé, le projet pourrait se matérialiser 
sans entrave puisqu'il ne s’en mêlerait plus. Cela, 
dit Brille-Babil, c’est ce qu’on appelle la tactique. 
À plusieurs reprises, sautillant et battant l’air de 
sa queue et se pâmant de rire, il déclara : « De la 
tactique, camarades, de la tactique ! » Ce mot 
laissait les animaux perplexes; mais ils 
acceptèrent les explications, sans plus insister, 
tant Brille-Babil s’exprimait de façon persuasive, 
et tant grognaient d’un air menaçant les trois 
molosses qui se trouvaient être de sa compagnie. 


VI 


Toute l’année, les animaux trimêrent comme 
des esclaves, mais leur travail les rendait 
heureux. Ils ne rechignaient ni à la peine ni au 
sacrifice, sachant bien que, de tout le mal qu’ils 
se donnaient, eux-mêmes recueilleraient les 
fruits, ou à défaut leur descendance — et non une 
bande d’humains désœuvrés, tirant les marrons 
du feu. 


Tout le printemps et pendant l’été, ce fut la 
semaine de soixante heures, et en août Napoléon 
fit savoir qu’ils auraient à travailler aussi les 
après-midi du dimanche. Ce surcroît d’effort leur 
était demandé à titre tout à fait volontaire, étant 
bien entendu que tout animal qui se récuserait 
aurait ses rations réduites de moitié. Même ainsi, 
certaines tâches durent être abandonnées. La 
moisson fut un peu moins belle que l’année 
précédente, et deux champs, qu’il eût fallu 


ensemencer de racines au début de l’été, furent 
laissés en jachère, faute d’avoir pu achever les 
labours en temps voulu. On pouvait s’attendre à 
un rude hiver. 


Le moulin à vent présentait des difficultés 
inattendues. Il y avait bien une carrière sur le 
territoire de la ferme, ainsi qu’abondance de sable 
et de ciment dans une des remises : les matériaux 
étaient donc à pied d’œuvre. Mais les animaux 
butèrent tout d’abord sur le problème de la pierre 
à morceler en fragments utilisables : comment s’y 
prendre ? Pas autrement, semblait-il, qu’à l’aide 
de leviers et de pics. Voilà qui les dépassait, 
aucun d’eux ne pouvant se tenir longtemps 
debout sur ses pattes de derrière. Il s’écoula 
plusieurs semaines en efforts vains avant que 
quelqu'un ait l’idée juste utiliser la loi de la 
pesanteur. D’énormes blocs, bien trop gros pour 
être employés tels quels, reposaient sur le lit de la 
carrière. Les animaux les entourêrent de cordes, 
puis tous ensemble, vaches, chevaux, moutons, et 
chacun de ceux qui pouvaient tenir une corde (et 
même les cochons prêtaient patte forte aux 
moments cruciaux) se prirent à hisser ces blocs 


de pierre, avec une lenteur désespérante, jusqu’au 
sommet de la carrière. De là, basculés par-dessus 
bord, ils se fracassaient en morceaux au contact 
du sol. Une fois ces pierres brisées, le transport 
en était relativement aisé. Les chevaux les 
charriaient par tombereaux, les moutons les 
traînaient, un moellon à la fois ; Edmée la chèvre 
et Benjamin l’âne en étaient aussi : attelés à une 
vieille patache et payant de leur personne. Sur la 
fin de l’été on disposait d’assez de pierres pour 
que la construction commence. Les cochons 
supervisaient. 


Lent et pénible cours de ces travaux. C’est 
souvent qu’il fallait tout un jour d’efforts 
harassants pour tirer un seul bloc de pierre ; 
jusqu’au faîte de la carrière, et même parfois il ne 
se brisait pas au sol. Les animaux ne seraient pas 
parvenus à bout de leur tâche sans Malabar dont 
la force semblait égaler celle additionnée de tous 
les autres. Quand le bloc de pierre se mettait à 
glisser et que les animaux, emportés dans sa 
chute sur le flanc de la colline, hurlaient la mort, 
c'était lui toujours qui l’arrêtait à temps, arc- 
bouté de tout son corps. Et chacun était saisi 


d’admiration, le voyant ahaner, et pouce à pouce, 
gagner du terrain tout haletant, ses flancs 
immenses couverts de sueur, la pointe des sabots 
tenant dru au sol. Douce parfois lui disait de ne 
pas s’éreinter pareillement, mais lui ne voulait 
rien entendre. Ses deux mots d’ordre : « Je vais 
travailler plus dur » et « Napoléon ne se trompe 
jamais » lui semblaient une réponse suffisante à 
tous les problèmes. Il s’était arrangé avec le jeune 
coq pour que celui-ci le réveille trois quarts 
d’heure à l’avance au lieu d’une demi-heure. De 
plus, à ses moments perdus — mais il n’en avait 
plus guère — il se rendait à la carrière pour y 
ramasser une charretée de pierraille qu’il tirait 
tout seul jusqu’à l’emplacement du moulin. 


Malgré la rigueur du travail, les animaux 
n’eurent pas à pâtir de tout lété. S’ils n’étaient 
pas mieux nourris qu’au temps de Jones, en tout 
cas ils ne l’étaient pas moins. L’avantage de 
subvenir à leurs seuls besoins — indépendamment 
de ceux, extravagants, de cinq êtres humains — 
était si considérable que, pour le perdre, il eût 
fallu accumuler beaucoup d’échecs. De bien des 
manières, la méthode animale était la plus 


efficace, et elle économisait du travail. Le 
sarclage, par exemple, pouvait se faire avec une 
minutie impossible chez les humains. Et les 
animaux s’interdisant désormais de chaparder, il 
était superflu de séparer, par des clôtures, les 
pâturages des labours, de sorte qu’il n’y avait 
plus lieu d’entretenir haies et barrières. Malgré 
tout, comme l’été avançait, différentes choses 
commencèrent à faire défaut sans qu’on s’y fût 
attendu : huile de paraffine, clous, ficelle, biscuits 
pour les chiens, fers du maréchal-ferrant, tous 
produits qui ne pouvaient pas être fabriqués à la 
ferme ; plus tard, on aurait besoin encore de 
graines et d’engrais artificiels, sans compter 
différents outils et la machinerie du moulin. 
Comment se procurer le nécessaire ? C’est ce 
dont personne n’avait la moindre idée. 


Un dimanche matin que les animaux étaient 
rassemblés pour recevoir leurs instructions, 
Napoléon annonça qu’il avait arrêté une ligne 
politique nouvelle. Dorénavant la Ferme des 
Animaux entretiendrait des relations 
commerciales avec les fermes du voisinage : non 
pas, bien entendu, pour faire du négoce, mais 


simplement pour se procurer certaines fournitures 
d’urgente nécessité. Ce  qu’exigeait la 
construction du moulin devait, dit-il, primer toute 
autre considération. Aussi était-il en pourparlers 
pour vendre une meule de foin et une partie de la 
récolte de blé. Plus tard, en cas de besoin 
d’argent, il faudrait vendre des œufs (on peut les 
écouler au marché de Willingdon). Les poules, 
déclara Napoléon, devaient se réjouir d’un 
sacrifice qui serait leur quote-part à l’édification 
du moulin à vent. 


Une fois encore les animaux éprouvèrent une 
vague inquiétude : ne jamais entrer en rapport 
avec les humains, ne jamais faire de commerce, 
ne jamais faire usage d’argent — n’était-ce pas là 
certaines des résolutions prises à l’assemblée 
triomphale qui avait suivi l’expulsion de Jones ? 
Tous les animaux se rappelaient les avoir 
adoptées : ou du moins ils croyaient en avoir 
gardé le souvenir. Les quatre jeunes gorets qui 
avaient protesté quand Napoléon avait supprimé 
les assemblées élevèrent timidement la voix, mais 
pour être promptement réduits au silence et 
comme foudroyés par les grognements des 


chiens. Puis, comme d’habitude, les moutons 
lancèrent  l’antienne:  Quatrepattes, oui ! 
Deuxpattes, non !, et la gêne passagère en fut 
dissipée. Finalement, Napoléon dressa la patte 
pour réclamer le silence et fit savoir que toutes 
dispositions étaient déjà prises. Il n’y aurait pas 
lieu pour les animaux d’entrer en relations avec 
les humains, ce qui manifestement serait on ne 
peut plus mal venu. De ce fardeau il se chargeraïit 
lui-même. Un certain Mr. Whymper, avoué à 
Willingdon, avait accepté de servir 
d’intermédiaire entre la Ferme des Animaux et le 
monde extérieur, et chaque lundi matin il 
viendrait prendre les directives. Napoléon 
termina son discours de façon coutumière, 
s’écriant : « Vive la Ferme des Animaux ! » Et, 
après avoir entonné Bêtes d’Angleterre, on 
rompit les rangs. 


Ensuite, Brille-Babil, fit le tour de la ferme 
afin d’apaiser les esprits. Il assura aux animaux 
que la résolution condamnant le commerce et 
l’usage de l’argent n’avait jamais été passée, ou 
même proposée. C’était là pure imagination, ou 
alors une légende née des mensonges de Boule de 


Neige. Et comme un léger doute subsistait dans 
quelques esprits, Brille-Babil, en personne 
astucieuse, leur demanda : « Êtes-vous tout à fait 
sûrs, camarades, que vous n’avez pas rêvé ? 
Pouvez-vous faire état d’un document, d’un texte 
consigné sur un registre ou l’autre ? » Et comme 
assurément n’existait aucun écrit consigné, les 
animaux furent convaincus de leur erreur. 


Comme convenu, Mr. Whymper se rendait 
chaque lundi à la ferme. C’était un petit homme à 
Pair retors, et qui portait des favoris, un avoué 
dont l’étude ne traitait que de piètres affaires. 
Cependant, il était bien assez finaud pour avoir 
compris avant tout autre que la Ferme des 
Animaux aurait besoin d’un courtier, et les 
commissions ne seraient pas négligeables. Les 
animaux observaient ses allées et venues avec 
une sorte d’effroi, et ils l’évitaient autant que 
possible. Néanmoins, voir Napoléon, un 
quatrepattes, donner des ordres à ce deuxpattes, 
réveilla leur orgueil et les réconcilia en partie 
avec les dispositions nouvelles. Leurs relations 
avec la race humaine n’étaient plus tout à fait les 
mêmes que par le passé. Les humains ne 


haïssaient pas moins la Ferme des Animaux de la 
voir prendre un certain essor : à la vérité, ils la 
haïssaient plus que jamais. Chacun d’eux avait 
tenu pour article de foi que la ferme ferait faillite 
à plus ou moins brève échéance ; et quant au 
moulin à vent, il était voué à l’échec. Dans leurs 
tavernes, ils se prouvaient les uns aux autres, 
schémas à l’appui, que fatalement il s’écroulerait, 
ou qu’à défaut il ne fonctionnerait jamais. Et 
pourtant, ils en étaient venus, à leur corps 
défendant, à un certain respect pour l’aptitude de 
ces animaux à gérer leurs propres affaires. Ainsi 
désignaient-ils maintenant la Ferme des Animaux 
sous son nom, sans plus feindre de croire qu’elle 
fût la Ferme du Manoir. Et de même avaient-ils 
renoncé à défendre la cause de Jones ; celui-ci, 
ayant perdu tout espoir de rentrer dans ses biens, 
s’en était allé vivre ailleurs. 


Sauf par le truchement de Whymper, il n’avait 
pas été établi de relations entre la Ferme des 
Animaux et le monde étranger, mais un bruit 
circulait avec insistance : Napoléon aurait été sur 
le point de passer un marché avec soit Mr. 
Pilkington de Foxwood, soit Mr. Frederick de 


Pinchfield — mais en aucun cas, ainsi qu’on en fit 
la remarque, avec l’un et l’autre en même temps. 


Vers ce temps-là, les cochons emménagèrent 
dans la maison d’habitation dont ils firent leurs 
quartiers. Une fois encore, les animaux crurent se 
ressouvenir qu’une résolution contre ces 
pratiques avait été votée, dans les premiers jours, 
mais une fois encore Brille-Babil parvint à les 
convaincre qu’il n’en était rien. Il est d’absolue 
nécessité, expliqua-t-il, que les cochons, têtes 
pensantes de la ferme, aient à leur disposition un 
lieu paisible où travailler. Il est également plus 
conforme à la dignité du chef (car depuis peu il 
lui était venu de conférer la dignité de chef à 
Napoléon) de vivre dans une maison que dans 
une porcherie. Certains animaux furent troublés 
d'apprendre, non seulement que les cochons 
prenaient leur repas à la cuisine et avaient fait du 
salon leur salle de jeux, mais aussi qu’ils 
dormaient dans des lits. Comme de coutume, 
Malabar en prit son parti : — « Napoléon ne se 
trompe jamais» —, mais Douce, croyant se 
rappeler une interdiction expresse à ce sujet, se 
rendit au fond de la grange et tenta de déchiffrer 


les Sept Commandements inscrits là. N’étant à 
même que d’épeler les lettres une à une, elle s’en 
alla quérir Edmée. 


« Edmée, dit-elle, lis-moi donc le Quatrième 
Commandement. N’y est-il pas question de ne 
jamais dormir dans un lit ? » 


Edmée épelait malaisément les lettres. Enfin : 


« Ça dit : Aucun animal ne dormira dans un lit 
avec des draps. » 


Chose curieuse, Douce ne se rappelait pas 
qu’il eût été question de draps dans le Quatrième 
Commandement, mais puisque c’était inscrit sur 
le mur il fallait se rendre à l’évidence. Sur quoi, 
Brille-Babil vint à passer par là avec deux ou 
trois chiens, et il fut à même d’expliquer l’affaire 
sous son vrai jour : 


« Vous avez donc entendu dire, camarades, 
que nous, les cochons, dormons maintenant dans 
les lits de la maison ? Et pourquoi pas ? Vous 
n’allez tout de même pas croire à l’existence d’un 
réglement qui proscrive les lits ? Un lit, ce n’est 
jamais qu’un lieu où dormir. Le tas de paille 


d’une écurie, qu'est-ce que c’est, à bien 
comprendre, sinon un lit? L’interdiction porte 
sur les draps, lesquels sont d’invention humaine. 
Or nous avons enlevé les draps des lits et nous 
dormons entre des couvertures. Ce sont là des lits 
où l’on est très bien, mais pas outre mesure, je 
vous en donne mon billet, camarades, avec ce 
travail de tête qui désormais nous incombe. Vous 
ne voudriez pas nous ôter le sommeil réparateur, 
hein, camarades ? Vous ne voudriez pas que nous 
soyons exténués au point de ne plus faire face à la 
tâche ? Sans nul doute, aucun de vous ne désire le 
retour de Jones ? » 


Les animaux le rassurèrent sur ce point, et 
ainsi fut clos le chapitre des lits. Et nulle 
contestation non plus lorsque, quelques jours plus 
tard, il fut annoncé qu’à l’avenir les cochons se 
lèveraient une heure plus tard que les autres. 


L’automne venu au terme d’une saison de 
travail éprouvante, les animaux étaient fourbus 
mais contents. Après la vente d’une partie du foin 
et du blé, les provisions pour l’hiver n’étaient pas 
fort abondantes, mais le moulin contrebalançait 


toute déconvenue. Il était maintenant presque à 
demi bâti. Après la moisson, un temps sec sous 
un ciel dégagé fit que les animaux trimèrent plus 
dur que jamais : car, se disaient-ils, il valait bien 
la peine de charroyer tout le jour des quartiers de 
pierre, si, ce faisant, on exhaussait d’un pied les 
murs du moulin. Malabar allait même au travail 
tout seul, certaines nuits, une heure ou deux, sous 
le clair de lune de septembre. Et, à leurs heures 
perdues, les animaux faisaient le tour du moulin 
en construction, à n’en plus finir, en admiration 
devant la force et l’aplomb des murs, et 
s’admirant eux-mêmes d’avoir dressé un ouvrage 
imposant tel que celui-là. Seul le vieux Benjamin 
se refusait à l’enthousiasme, sans toutefois rien 
dire que de répéter ses remarques sibyllines sur la 
longévité de son espèce. 


Ce fut novembre et les vents déchaînés du 
sud-ouest. Il fallut arrêter les travaux, car avec le 
temps humide on ne pouvait plus malaxer le 
ciment. Une nuit enfin, la tempête souffla si fort 
que les bâtiments de la ferme vacillèrent sur leurs 
assises, et plusieurs tuiles du toit de la grange 
furent  emportées. Les poules endormies 


sursautèrent, caquetant d’effroi. Toutes dans un 
même rêve croyaient entendre la lointaine 
décharge d’un fusil. Au matin les animaux une 
fois dehors s’aperçurent que le mât avait été 
abattu, et un orme, au bas du verger, arraché au 
sol comme un simple radis. Ils en étaient là de 
leurs découvertes, qu’un cri désespéré leur 
échappa. C’est qu’ils avaient sous les yeux 
quelque chose d’insoutenable : le moulin en 
ruine. 


D'un commun accord ils se ruèrent sur le lieu 
du désastre. Napoléon, dont ce n’était pas 
P habitude de hâter le pas, courait devant. Et, oui, 
gisait là le fruit de tant de luttes : ces murs rasés 
jusqu'aux fondations, et ces pierres éparpillées 
que si péniblement ils avaient cassées et 
charriées ! Stupéfiés, les animaux jetaient un 
regard de deuil sur ces éboulis. En silence, 
Napoléon arpentait le terrain de long en large, 
reniflant de temps à autre, la queue crispée 
battant de droite et de gauche, ce qui chez lui 
était l’indice d’une grande activité de tête. 
Soudain il fit halte, et il fallait croire qu’il avait 
arrêté son parti : 


« Camarades, dit-il, savez-vous qui est le 
fautif ? L’ennemi qui s’est présenté à la nuit et a 
renversé notre moulin à vent ? C’est Boule de 
Neige ! rugit Napoléon. 


« Oui, enchaïîna-t-il, c’est Boule de Neige, par 
pure malignité, pour contrarier nos plans, et se 
venger de son ignominieuse expulsion. Lui, le 
traître ! À la faveur des ténèbres, il s’est faufilé 
jusqu'ici et a ruiné d’un coup un an bientôt de 
notre labeur. 


« Camarades, de ce moment, je décrète la 
condamnation à mort de Boule de Neige. Sera 
Héros-Animal de Deuxième classe et recevra un 
demi-boisseau de pommes quiconque le conduira 
sur les bancs de la justice. Un boisseau entier à 
qui le capturera vivant ! » 


Que même Boule de Neige ait pu se rendre 
capable de pareille vilenie, voilà une découverte 
qui suscita chez les animaux une indignation 
extrême. Ce fut un tel tollé qu’incontinent chacun 
réfléchit aux moyens de se saisir de Boule de 
Neige si jamais il devait se représenter sur les 
lieux. Presque aussitôt on découvrit sur l’herbe, à 


petite distance de la butte, des empreintes de 
cochon. On ne pouvait les suivre que sur 
quelques mètres, mais elles avaient l'air de 
conduire à une brèche dans la haie. Napoléon, 
ayant reniflé de manière significative, déclara 
qu’il s’agissait bien de Boule de Neige. D’après 
lui, il avait dû venir de la ferme de Foxwood. Et, 
ayant fini de renifler : 


« Plus d’atermoiements, camarades ! s’écria 
Napoléon. Le travail nous attend. Ce matin même 
nous allons nous remettre à bâtir le moulin, et 
nous ne dételerons pas de tout l’hiver, qu’il 
pleuve ou vente. Nous ferons savoir à cet 
abominable traître qu’on ne fait pas si facilement 
table rase de notre œuvre. Souvenez-vous-en, 
camarades : nos plans ne doivent être modifiés en 
rien. Ils seront terminés au jour dit. En avant, 
camarades ! Vive le moulin à vent! Vive la 
Ferme des Animaux ! » 


VII 


Un rude hiver. Après les orages, la neige et la 
neige fondue, puis ce fut le gel qui ne céda que 
courant février. Vaille que vaille, les animaux 
poursuivaient la reconstruction du moulin, se 
rendant bien compte que le monde étranger les 
observait, et que les humains envieux se 
réjouiraient comme d’un triomphe, si le moulin 
n’était pas achevé dans les délais. 


Les mêmes humains affectaient, par pure 
malveillance, de ne pas croire à la fourberie de 
Boule de Neige : le moulin se serait effondré tout 
seul, à les en croire, à cause de ses murs fragiles. 
Les animaux savaient, eux, que tel n’était pas le 
cas — encore qu’on eût décidé de les rebâtir sur 
trois pieds d’épaisseur, au lieu de dix-huit 
pouces, comme précédemment. Il leur fallait 
maintenant amener à pied d’œuvre une bien plus 
grande quantité de pierres. Longtemps, la neige 


amoncelée sur la carrière retarda les travaux. Puis 
ce fut un temps sec et il gela, et les animaux se 
remirent à la tâche, mais elle leur était pénible et 
ils n’y apportaient plus qu’un moindre 
enthousiasme. Ils avaient froid tout le temps, la 
plupart du temps ils avaient faim aussi. Seuls 
Malabar et Douce gardaient cœur à l’ouvrage. 
Les animaux entendaient les exhortations 
excellentes de Brille-Babil sur les joies du service 
et la dignité du labeur, mais trouvaient plus de 
stimulant dans la puissance de Malabar comme 
dans sa devise inattaquable : « Je vais travailler 
plus dur. » 


En janvier la nourriture vint à manquer. Le blé 
fut réduit à la portion congrue, et il fut annoncé 
que, par compensation, une ration supplémentaire 
de pommes de terre serait distribuée. Or on 
s’aperçut que la plus grande partie des pommes 
de terre avait gelé, n’ayant pas été assez bien 
protégées sous la paille. Elles étaient molles et 
décolorées, peu comestibles. Bel et bien, 
plusieurs jours d’affilée les animaux se nourrirent 
de betteraves fourragères et de paille. Ils 
semblaient menacés de mort lente. 


Il était d'importance capitale de cacher ces 
faits au monde extérieur. Enhardis par 
l’effondrement du moulin, les humains 
accablaient la Ferme des Animaux sous de 
nouveaux mensonges. Une fois encore, les bêtes 
mouraient de faim et les maladies faisaient des 
ravages, elles se battaient entre elles, tuaient leurs 
petits, se comportaient en vrais cannibales. Si la 
situation alimentaire venait à être connue, les 
conséquences seraient funestes ; et c’est ce dont 
Napoléon se rendait clairement compte. Aussi 
décida-t-il de recourir à Mr. Whymper, pour que 
prévale le sentiment contraire. Les animaux 
n’avaient à peu près jamais l’occasion de 
rencontrer Mr. Whymper lors de ses visites 
hebdomadaires : désormais, certains d’entre eux, 
bien choisis — surtout des moutons —, eurent 
l’ordre de se récrier, comme par hasard, quand il 
était à portée d’oreille, sur leurs rations plus 
abondantes. De plus, Napoléon, donna ordre de 
remplir de sable, presque à ras bord, les coffres à 
peu près vides de la resserre, qu’on recouvrit 
ensuite du restant de grains et de farine. Sur un 
prétexte plausible, on mena Mr. Whymper à la 


resserre et l’on fit en sorte qu’il jette au passage 
un coup d’œil sur les coffres. Il tomba dans le 
panneau, et rapporta partout qu’à la Ferme des 
Animaux, il n’y avait pas de disette. 


Pourtant, à fin janvier, il devint évident qu’il 
serait indispensable de s’approvisionner en grain 
quelque part. À cette époque, Napoléon se 
montrait rarement en public. Il passait son temps 
à la maison, où sur chaque porte veillaient des 
chiens à la mine féroce. Quand il quittait sa 
retraite, c’était dans le respect de l’étiquette et 
sous escorte. Car six molosses l’entouraient, et 
grognaient si quelqu'un l’approchait de trop près. 
Souvent il ne se montrait même pas le dimanche 
matin, mais faisait connaître ses instructions par 
l’un des autres cochons, Brille-Babil en général. 


Un dimanche matin, Brille-Babil déclara que 
les poules, qui venaient de se remettre à pondre, 
devraient donner leurs œufs. Napoléon avait 
conclu, par l’intermédiaire de Whymper, un 
contrat portant sur quatre cents œufs par semaine. 
En contrepartie, on se procurerait la farine et le 
grain jusqu’à l’été et le retour à une vie moins 


pénible. 


Entendant ce qu’il en était, les poules 
élevèrent des protestations scandalisées. Elles 
avaient été prévenues que ce sacrifice pourrait 
s’avérer nécessaire, mais n’avaient pas Cru qu’on 
en viendrait là. Elles déclaraient qu’il s’agissait 
de leurs couvées de printemps, et que leur 
prendre leurs œufs était criminel. Pour la 
première fois depuis l’expulsion de Jones, il y eut 
une sorte de révolte. Sous la conduite de trois 
poulets noirs de Minorque, les poules tentèrent 
résolument de faire échec aux vœux de Napoléon. 
Leur mode de résistance consistait à se jucher sur 
les chevrons du comble, d’où les œufs pondus 
s’écrasaient au sol. La réaction de Napoléon fut 
immédiate et sans merci. Il ordonna qu’on 
supprime les rations des poules, et décréta que 
tout animal surpris à leur donner fût-ce un seul 
grain serait puni de mort. Les chiens veillèrent à 
l’exécution de ces ordres. Les poules tinrent bon 
cinq jours, puis elles capitulèrent et regagnèrent 
leurs pondoirs. Neuf d’entre elles, entre-temps, 
étaient mortes. On les enterra dans le verger, et il 
fut entendu qu’elles étaient mortes de coccidiose. 


Whymper n’eut pas vent de l’affaire, et les œufs 
furent livrés en temps voulu. La camionnette d’un 
épicier venait les enlever chaque semaine. 


De tout ce temps on n’avait revu Boule de 
Neige. Mais on disait que sans doute il devait se 
cacher dans l’une ou l’autre des deux fermes 
voisines, soit Foxwood, soit Pinchfield. Napoléon 
était alors en termes un peu meilleurs avec les 
fermiers. Il faut dire que, depuis une dizaine 
d’années, il y avait dans la cour, sur 
l'emplacement d’une ancienne hêtraie, une pile 
de madriers. C’était du beau bois sec que 
Whymper avait conseillé à Napoléon de vendre. 
De leur côté, Mr. Pilkington et Mr. Frederick 
désiraient l’acquérir. Or Napoléon hésitait entre 
les deux sans jamais se décider. On remarqua que 
chaque fois qu’il penchait pour Mr. Frederick, 
Boule de Neige était soupçonné de se cacher à 
Foxwood, au lieu que si Napoléon inclinait pour 
Mr. Pilkington, alors Boule de Neige s’était 
réfugié à Pinchfield. 

Et, soudain, au début du printemps, une 
nouvelle alarmante : Boule de Neige hantait la 


ferme à la nuit ! L’émoi des animaux fut tel qu’ils 
faillirent en perdre le sommeil. Selon la rumeur, 
Boule de Neige s’introduisait à la faveur des 
ténèbres pour commettre cent méfaits. C’est lui 
qui volait le blé, renversait les seaux à lait, cassait 
les œufs, piétinait les semis, écorçait les arbres 
fruitiers. On prit l’habitude de lui imputer tout 
forfait, tout contretemps. Si une fenêtre était 
brisée, un égout obstrué, la faute lui en était 
toujours attribuée, et quand on perdit la clef de la 
resserre, dans la ferme entière ce fut un même 
cri: Boule de Neige lavait jetée dans le puits ! 
Et, chose bizarre, c’est ce que les animaux 
croyaient toujours après qu’on eut retrouvé la clef 
sous un sac de farine. Unanimes, les vaches 
affirmaient que Boule de Neige pénétrait dans 
l’étable par surprise pour les traire dans leur 
sommeil. Les rats, qui, cet hiver-là, avaient fait 
des leurs, passaient pour être de connivence avec 
lui. 

Les activités de Boule de Neige doivent être 
soumises à une investigation implacable, décréta 
Napoléon. Escorté de ses chiens, il inspecta les 
bâtiments avec grande minutie, les autres 


animaux le suivant à distance de respect. Souvent 
il faisait halte pour flairer le sol, déclarant qu’il 
pouvait déceler à l’odeur les empreintes de Boule 
de Neige. Pas un coin de la grange et de l’étable, 
du poulailler et du potager, qu’il ne reniflât, à 
croire qu’il suivait le traître à la trace. Du groin il 
flairait la terre avec insistance, puis d’une voix 
terrible s’écriait : « Boule de Neige ! Il est venu 
ici! Mon odorat me le dit ! » Au nom de Boule 
de Neige les chiens poussaient des aboiements à 
fendre le cœur et montraient les crocs. 

Les animaux étaient pétrifiés d’effroi. C’était 
comme si Boule de Neige, présence impalpable, 
toujours à rôder, les menaçaïit de cent dangers. Un 
soir, Brille-Babil les fit venir tous. Le visage 
anxieux et tressaillant sur place, il leur dit qu’il 
avait des nouvelles graves à leur faire savoir. 


« Camarades!  s’écria-t-il en sautillant 
nerveusement, Boule de Neige s’est vendu à 
Frederick, le propriétaire de Pinchfield, qui 
complote en ce moment de nous attaquer et 
d’usurper notre ferme. C’est Boule de Neige qui 
doit le guider le moment venu de l'offensive. 


Mais il y a pire encore. Nous avions cru la révolte 
de Boule de Neige causée par la vanité et 
l’ambition. Mais nous avions tort, camarades. 
Savez-vous quelle était sa raison véritable ? Du 
premier jour Boule de Neige était de mèche avec 
Jones ! Il n’a cessé d’être son agent secret. Nous 
en tenons la preuve de documents abandonnés 
par lui et que nous venons tout juste de découvrir. 
À mon sens, camarades voilà qui explique bien 
des choses. N’avons-nous pas vu de nos yeux 
comment il tenta — sans succès heureusement — 
de nous entraîner dans la défaite et 
l’anéantissement, lors de la bataille de 
l’Étable ? » 


Les animaux étaient stupéfiés. Pareille 
scélératesse comparée à la destruction du moulin, 
vraiment c’était le comble ! Il leur fallut plusieurs 
minutes pour s’y faire. Ils se rappelaient tous, ou 
du moins croyaient se rappeler, Boule de Neige 
chargeant à leur tête à la bataille de l’Étable, les 
ralliant sans cesse et leur redonnant cœur au 
ventre, alors même que les bombes de Jones lui 
écorchaient l’échine. Dès l’abord, ils voyaient 
mal comment il aurait pu être en même temps du 


côté de Jones. Même Malabar, qui ne posait 
guère de questions, demeurait perplexe. Il 
s’étendit sur le sol, replia sous lui ses jambes de 
devant, puis, s’étant concentré avec force, énonça 
ses pensées. Il dit : 


« Je ne crois pas ça. À la bataille de l’Étable, 
Boule de Neige s’est conduit en brave. Et ça, je 
Pai vu de mes propres yeux. Et juste après le 
combat, est-ce qu’on ne l’a pas nommé Héros- 
Animal, Première Classe ? 


— C’est là que nous avons fait fausse route, 
camarade, reprit Brille-Babil. Car en réalité il 
essayait de nous conduire à notre perte. C’est ce 
que nous savons maintenant grâce à ces 
documents secrets. 


— Il a été blessé, quand même, dit Malabar. 
Tous, nous l’avons vu qui courait en perdant son 
sang. 


— Cela aussi faisait partie de la machination ! 
s’écria Brille-Babil. Le coup de fusil de Jones n’a 
fait que l’érafler. Si vous saviez lire, je vous en 
donnerais la preuve écrite de sa main. Le complot 
prévoyait qu’au moment critique Boule de Neige 


donnerait le signal du  sauve-qui-peut, 
abandonnant le terrain à l’ennemi. Et il a failli 
réussir. Bel et bien, camarades, il aurait réussi, 
n’eût été votre chef héroïque, le camarade 
Napoléon. Enfin, est-ce que vous l’auriez 
oublié ? Au moment même où Jones et ses 
hommes pénétraient dans la cour, Boule de Neige 
tournait casaque, entraînant nombre d’animaux 
après lui. Et, au moment où se répandait la 
panique, alors même que tout semblait perdu, le 
camarade Napoléon s’élançait en avant au cri de 
“Mort à l’Humanité |”, mordant Jones au mollet. 
De cela, sûrement vous vous rappelez, 
camarades ? » dit Brille-Babil en frétillant. 


Entendant le récit de cette scène haute en 
couleurs, les animaux avaient l’impression de se 
rappeler. À tout le moins, ils se souvenaient 
qu’au moment critique, Boule de Neige avait 
détalé. Mais Malabar, toujours un peu mal à 
l’aise, finit par dire : 


« Je ne crois pas que Boule de Neige était un 
traître au commencement. Ce qu’il a fait depuis 
c’est une autre histoire. Mais je crois qu’à la 


bataille de l’Étable il a agi en vrai camarade. » 


Brille-Babil, d’un ton ferme et pesant ses 
mots, dit alors : 


« Notre chef, le camarade Napoléon, a déclaré 
catégoriquement, catégoriquement, camarades, 
que Boule de Neige était l’agent de Jones depuis 
le début. Oui, et même bien avant que nous ayons 
envisagé le soulèvement. 


— Ah, c’est autre chose dans ce cas-là, concéda 
Malabar. Si c’est le camarade Napoléon qui le 
dit, ce doit être vrai. 


— À la bonne heure, camarade!» s’écria 
Brille-Babil, non sans avoir jeté toutefois de ses 
petits yeux pétillants un regard mauvais sur 
Malabar. Sur le point de s’en aller, il se retourna 
et ajouta d’un ton solennel : « J’en avertis chacun 
de vous, il va falloir ouvrir l’œil et le bon. Car 
nous avons des raisons de penser que certains 
agents secrets de Boule de Neige se cachent 
parmi nous à l’heure actuelle ! » 


Quatre jours plus tard en fin d’après-midi, 
Napoléon donna ordre à tous les animaux de se 


rassembler dans la cour. Quand ils furent tous 
réunis, il sortit de la maison de la ferme, portant 
deux décorations (car récemment il s’était 
attribué les médailles de Héros-Animal, Première 
Classe et Deuxième Classe). Il était entouré de 
ses neufs molosses qui grondaient ; les animaux 
en avaient froid dans le dos, et chacun se tenait 
tapi en silence, comme en attente de quelque 
événement terrible. 


Napoléon jeta sur l’assistance un regard dur, 
puis émit un cri suraigu. Immédiatement les 
chiens bondirent en avant, saisissant quatre 
cochons par l’oreille et les traïnant, glapissants et 
terrorisés, aux pieds de Napoléon. Les oreilles 
des cochons saignaient. Et, quelques instants, les 
molosses, ivres de sang, parurent saisis d’une 
rage démente. À la stupeur de tous, trois d’entre 
eux se jetèrent sur Malabar. Prévenant leur 
attaque, le cheval frappa l’un d’eux en plein bond 
et de son sabot le cloua au sol. Le chien hurlait 
miséricorde. Cependant ses deux congénères, la 
queue entre les jambes, avaient filé bon train. 
Malabar interrogeait Napoléon des yeux. Devait- 
il en finir avec le chien ou lui laisser la vie 


sauve ? Napoléon parut prendre une expression 
autre, et d’un ton bref il lui commanda de laisser 
aller le chien, sur quoi Malabar leva son sabot. Le 
chien détala, meurtri et hurlant de douleur. 


Aussitôt le tumulte s’apaisa. Les quatre 
cochons restaient sidérés et tremblants, et on 
lisait sur leurs traits le sentiment d’une faute. 
Napoléon les invita à confesser leurs crimes. 
C’étaient là les cochons qui avaient protesté 
quand Napoléon avait aboli l’assemblée du 
dimanche. Sans autre forme de procès, ils 
avouêrent. Oui, ils avaient entretenu des relations 
secrètes avec Boule de Neige depuis son 
expulsion. Oui, ils avaient collaboré avec lui à 
l’effondrement du moulin à vent. Et, oui, ils 
avaient été de connivence pour livrer la Ferme 
des Animaux à Mr. Frederick. Ils firent encore 
état de confidences du traître : depuis des années, 
il était bien l’agent secret de Jones. Leur 
confession achevée, les chiens, sur-le-champ, les 
égorgèrent. Alors, d’une voix terrifiante, 
Napoléon demanda si nul autre animal n’avait à 
faire des aveux. 


Les trois poulets qui avaient mené la sédition 
dans l’affaire des œufs s’avancèrent, disant que 
Boule de Neige leur était apparu en rêve. Il les 
avait incités à désobéir aux ordres de Napoléon. 
Eux aussi furent massacrés. Puis une oie se 
présenta : elle avait dérobé six épis de blé à la 
moisson de l’année précédente et les avait 
mangés de nuit. Un mouton avait, lui, uriné dans 
l’abreuvoir — sur les instances de Boule de Neige 
—, et deux autres moutons avouêrent le meurtre 
d’un vieux bélier, particulièrement dévoué à 
Napoléon : alors qu’il avait un rhume de cerveau, 
ils l’avaient pris en chasse autour d’un feu de 
bois. Tous furent mis à mort sur-le-champ. Et de 
cette façon, aveux et exécutions se poursuivirent : 
à la fin ce fut, aux pieds de Napoléon, un 
amoncellement de cadavres, et l’air était lourd 
d’une odeur de sang inconnue depuis le 
bannissement de Jones. 


Quand on en eut fini, le reste des animaux, 
cochons et chiens exceptés, s’éloigna en foule 
furtive. Ils frissonnaient d’horreur, et n’auraient 
pas pu dire ce qui les bouleversait le plus : la 
trahison de ceux ayant partie liée avec Boule de 


Neige, ou la cruauté du châtiment. Dans les 
anciens jours, de pareilles scènes de carnage 
avaient bien eu lieu, mais il leur paraissait à tous 
que était pire maintenant qu’elles se 
produisaient entre eux. Depuis que Jones n’était 
plus dans les lieux, pas un animal qui en eût tué 
un autre, fût-ce un simple rat. Ayant gagné le 
monticule où, à demi achevé, s’élevait le moulin, 
d’un commun accord les animaux se couchèrent, 
blottis côte à côte, pour se faire chaud. Il y avait 
là Douce, Edmée et Benjamin, les vaches et les 
moutons, et tout un troupeau mêlé d’oies et de 
poules : tout le monde, somme toute, excepté la 
chatte qui s’était éclipsée avant même l’ordre de 
rassemblement. Seul Malabar était demeuré 
debout, ne tenant pas en place, en se battant les 
flancs de sa longue queue noire, en poussant de 
temps à autre un hennissement étonné. À la fin, il 
dit : 


« Ça me dépasse. Je n’aurais jamais cru à des 
choses pareilles dans notre ferme. Il doit y avoir 
de notre faute. La seule solution, à mon avis, 
c’est de travailler plus dur. À partir 
d’aujourd’hui, je vais me lever encore une heure 


plus tôt que d’habitude. » 


Et, de son trot pesant, il fila vers la carrière. 
Une fois là, il ramassa coup sur coup deux 
charretées de pierres qu’avant de se retirer pour la 
nuit il traîna jusqu’au moulin. 


Les animaux se blottissaient autour de Douce, 
et ils se taisaient. Du mamelon où ils se tenaient 
couchés, s’ouvrait une ample vue sur la 
campagne. La plus grande partie de la Ferme des 
Animaux était sous leurs yeux — le pâturage tout 
en longueur jusqu’à la route, le champ de foin, le 
boqueteau, l’abreuvoir, les labours où le blé vert 
poussait dru, et les toits rouges des dépendances 
d’où des filaments de fumée tourbillonnaient. La 
transparence d’un soir de printemps. L’herbe et 
les haies chargées de bourgeons se doraient aux 
rayons obliques du soleil. Jamais la ferme — et ils 
éprouvaient une sorte d’étonnement à se rappeler 
qu’elle était à eux, que chaque pouce leur 
appartenait — ne leur avait paru si enviable. 
Suivant du regard le versant du coteau, les yeux 
de Douce s’embuaient de larmes. Eut-elle été à 
même d'exprimer ses pensées, alors elle aurait 


dit: mais ce n’est pas là ce que nous avions 
entrevu quand, des années plus tôt, nous avions 
en tête de renverser l’espèce humaine. Ces scènes 
d’épouvante et ces massacres, ce n’était pas ce 
que nous avions appelé de nos vœux la nuit où 
Sage l’Ancien avait exalté en nous l’idée du 
soulèvement. FElle-même se fut-elle fait une 
image du futur, Ç’aurait été celle d’une société 
d’animaux libérés de la faim et du fouet: ils 
auraient été tous égaux, chacun aurait travaillé 
suivant ses capacités, le fort protégeant le faible, 
comme elle avait protégé de sa patte la couvée de 
canetons, cette nuit où Sage l’Ancien avait 
prononcé son discours. Au lieu de quoi — elle 
n’aurait su dire comment c'était arrivé — des 
temps sont venus, où personne n’ose parler franc, 
où partout grognent des chiens féroces, où l’on 
assiste à des exécutions de camarades dévorés à 
pleines dents après avoir avoué des crimes 
affreux. Il ne lui venait pas la moindre idée de 
révolte ou de désobéissance. Même alors elle 
savait les animaux bien mieux pourvus que du 
temps de Jones, et aussi qu’avant tout il fallait 
prévenir le retour des humains. Quoi qu’il arrive, 


elle serait fidèle, travaillerait ferme, exécuterait 
les ordres, accepterait la mainmise de Napoléon. 
Quand même, ce n’était pas pour en arriver là 
qu’elle et tous les autres avaient espéré et pris de 
la peine. Pas pour cela qu’ils avaient bâti le 
moulin et bravé les balles de Jones! Telles 
étaient ses pensées, même si les mots ne lui 
venaient pas. 


À la fin, elle se mit à chanter Bêtes 
d’Angleterre, se disant qu’elle exprimerait ainsi 
ce que ses propres paroles n’auraient pas su dire. 
Alors les autres animaux assis autour d’elle 
reprirent en chœur le chant révolutionnaire, trois 
fois de suite — mélodieusement, mais avec une 
lenteur funèbre, comme ils n’avaient jamais fait 
encore. 


À peine avaient-ils fini de chanter pour la 
troisième fois que Brille-Babil, escorté de deux 
molosses, s’approcha, de l’air de qui a des choses 
importantes à faire savoir. Il annonça que 
désormais, en vertu d’un décret spécial du 
camarade Napoléon, chanter Bêtes d’Angleterre 
était interdit. 


Les animaux en furent tout décontenancés. 
« Pourquoi ? s’exclama Edmée. 


— Il py a plus lieu, camarade, dit Brille-Babil 
d’un ton cassant. Bêtes d’Angleterre, c’était le 
chant du Soulèvement. Mais le Soulèvement a 
réussi. L’exécution des traïtres, cet après-midi, 
l’a mené à son terme. Au-dehors comme au- 
dedans l’ennemi est vaincu. Dans Bêtes 
d’Angleterre étaient exprimées nos aspirations à 
la société meilleure des temps à venir. Or cette 
société est maintenant instaurée. Il est clair que 
ce chant n’a plus aucune raison d’être. » 


Tout effrayés qu’ils fussent, certains animaux 
auraient peut-être bien protesté, si à cet instant les 
moutons n’avaient entonné leurs bêlements 
habituels : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, non ! 
Et ils bélèrent plusieurs minutes durant, et mirent 
fin à la discussion. 


Aussi n’entendit-on plus Bêtes d’Angleterre. 
A la place, Minimus, le poète, composa de 
nouveaux couplets dont voici le commencement : 


Ferme des Animaux, Ferme des Animaux 


Jamais de mon fait ne te viendront des maux ! 


et c’est là ce qu’on chante chaque dimanche 
matin après le salut au drapeau. Mais les animaux 
trouvaient que ces paroles et cette musique ne 
valaient pas Bêtes d’Angleterre. 


VIII 


Quelques jours plus tard, quand se fut apaisée 
la terreur causée par les exécutions, certains 
animaux se rappelèrent — ou du moins crurent se 
rappeler — ce qu’enjoignait le Sixième 
Commandement : Nul animal ne tuera un autre 
animal. Et bien que chacun se gardât d’en rien 
dire à portée d’oreille des cochons ou des chiens, 
on trouvait que les exécutions s’accordaient mal 
avec cet énoncé. Douce demanda à Benjamin de 
lui lire le Sixième Commandement, et quand 
Benjamin, comme d’habitude, s’y fût refusé, 
disant qu’il ne se mêlait pas de ces affaires-là, 
elle se retourna vers Edmée. Edmée le lui lut. Ça 
disait : Nul animal, ne tuera un autre animal sans 
raison valable. Ces trois derniers mots, les 
animaux, pour une raison ou l’autre, ne se les 
rappelaient pas, mais ils virent bien que le 
Sixième Commandement n’avait pas été violé. Il 


y avait clairement de bonnes raisons de tuer les 
traîtres qui s’étaient ligués avec Boule de Neige. 


Tout le long de cette année-là, ils travaillèrent 
encore plus dur que l’année précédente. Achever 
le moulin en temps voulu avec des murs deux 
fois plus épais qu'auparavant, tout en menant de 
pair les travaux coutumiers, c’était un labeur 
écrasant. Certains jours, les animaux avaient 
l'impression de trimer plus longtemps qu’à 
l’époque de Jones, sans en être mieux nourris. Le 
dimanche matin, Brille-Babil, tenant un long 
ruban de papier dans sa petite patte, leur lisait des 
colonnes de chiffres. Il en résultait une 
augmentation marquée dans chaque catégorie de 
production : deux cents, trois cents ou cinq cents 
pour cent suivant les cas. Les animaux ne 
voyaient pas de raison de ne pas prêter foi à ces 
statistiques, d’autant moins de raison qu’ils ne se 
rappelaient plus bien ce qu’il en avait été avant le 
soulèvement. Malgré tout, il y avait des moments 
où moins de chiffres et plus à manger leur serait 
mieux allé. 


Tous les ordres leur étaient maintenant 
transmis par Brille-Babil ou l’un des autres 
cochons. C’est tout juste si chaque quinzaine 
Napoléon se montrait en public, mais alors le 
cérémonial était renforcé. À ses chiens s’ajoutait 
un jeune coq noir et fiérot, qui précédait le chef, 
faisait office de trompette, et, avant qu’il ne prit 
la parole, poussait un cocorico ardent. On disait 
que Napoléon avait un statut propre jusque dans 
la maison où il avait ses appartements privés. 
Servi par deux chiens, il prenait ses repas seul 
dans le service de porcelaine de Derby frappé 
d’une couronne, autrefois exposé dans l’argentier 
du salon. Enfin il fut entendu qu’une salve de 
carabine serait tirée pour commémorer sa 
naissance — tout de même que les deux autres 
jours anniversaires. 


Napoléon n’était plus jamais désigné par un 
seul patronyme. Toujours on se référait à lui en 
langage de protocole : « Notre chef, le camarade 
Napoléon ». De plus, les cochons se plaisaient à 
lui attribuer des titres tels que Père de tous les 
Animaux, Terreur du Genre Humain, Protecteur 
de la Bergerie, Ami des Canetons, ainsi de suite. 


Dans ses discours, Brille-Babil exaltait la sagesse 
de Napoléon et sa bonté de cœur, son indicible 
amour des animaux de tous les pays, même et en 
particulier celui qu’il portait aux infortunés des 
autres fermes, encore dans l’ignorance et 
l’esclavage. C’était devenu l’habitude de rendre 
honneur à Napoléon de tout accomplissement 
heureux et hasard propice. Aussi entendait-on 
fréquemment une poule déclarer à une autre 
commère poule : « Sous la conduite éclairée du 
camarade Napoléon, notre chef, en six jours j’ai 
pondu cinq œufs.» Ou encore c’étaient deux 
vaches à l’abreuvoir, s’exclamant : « Grâces 
soient rendues aux lumières du camarade 
Napoléon, car cette eau a un goût excellent ! » Le 
sentiment général fut bien exprimé dans un 
poème de Minimus, dit Camarade Napoléon : 


Tuteur de l’orphelin 
Fontaine de bonheur 
Calme esprit souverain 


Seigneur de la pâtée le feu de ton regard 


Se penche créateur 
Soleil dans notre ciel, source de réflexion 


Ô Camarade Napoléon ! 


Ô grand dispensateur 

De tout ce que l’on aime 

Ô divin créateur 

Pourvoyeur du petit et maître en tous arts 
Oui chaque bête même 

Chaque bête te doit foin sec et ventre bon 


Ô Camarade Napoléon ! 


Même un petit cochon 

Pas plus qu’enfantelet 

Dans sa contemplation 

Il lui faudra savoir que sous ton étendard 
Chaque bête se tait 

Et que son premier cri dira ton horizon 


Ô Camarade Napoléon ! 


Napoléon donna son approbation au poème 
qu’il fit inscrire sur le mur de la grange, en face 
des Sept Commandements. En frontispice son 
effigie de profil fut peinte par Brille-Babil à la 
peinture blanche. 


Entre-temps, Napoléon était, par le truchement 
de Whymper, entré en négociations compliquées 
avec Frederick et Pilkington. Le bois de 
charpente n’était toujours pas vendu. Frederick, 
le plus désireux de s’en rendre acquéreur, 
n’offrait pas un prix raisonnable. Simultanément 
la rumeur se répandit de nouveau d’une offensive 
de Frederick et de ses hommes contre la Ferme 
des Animaux. Il jetterait bas le moulin dont 
l’édification avait soulevé chez lui une jalousie 
effrénée. On savait que Boule de Neige rôdait 
toujours à la ferme de Pinchfield. Au cœur de 
l’été, les animaux en grand émoi apprirent que 
trois poules avaient spontanément avoué leur 
participation à un complot de Boule de Neige en 
vue d’assassiner Napoléon. Elles furent exécutées 
sans délai et de nouvelles précautions furent 


prises pour la sécurité du chef. La nuit quatre 
chiens montèrent la garde autour de son lit, un à 
chaque coin, et à un petit goret du nom de Œil 
Rose fut confiée la charge de goûter sa 
nourriture, de peur d’un empoisonnement. 


Vers ce temps-là, il fut annoncé que Napoléon 
avait pris la décision de vendre le bois à Mr. 
Pilkington. Il était aussi sur le point de passer 
accord avec la ferme de Foxwood en vue 
d’échanges réguliers. Les relations entre 
Napoléon et Pilkington, quoique uniquement 
menées par Whymper, en étaient devenues 
presque cordiales. Les animaux se méfiaient de 
Pilkington, en tant qu’humain, mais le préféraient 
franchement à Frederick, qu’à la fois ils 
redoutaient et haïssaient. L’été s’avançant et la 
construction du moulin touchant à sa fin, les 
bruits se firent de plus en plus insistants d’une 
attaque perfide, déclenchée d’un moment à 
l’autre. Frederick, disait-on, se proposait de 
lancer contre la Ferme des Animaux une 
vingtaine d’individus armés de fusils. Déjà il 
avait soudoyé les hommes de loi et la police, de 
façon qu’une fois en possession des titres de 


propriété ceux-ci ne soient plus remis en cause. 
Qui plus est, des histoires épouvantables 
circulaient sur le traitement cruel infligé à des 
animaux par ce Frederick : il avait fouetté un 
vieux cheval jusqu’à ce que mort s’ensuive, 
laissait ses vaches mourir de faim, avait jeté un 
de ses chiens dans la chaudière, se divertissait le 
soir à des combats de coqs (les combattants 
avaient des éclats de lames de rasoir fixés aux 
ergots). Au récit d’atrocités pareilles, le sang des 
animaux ne faisait qu’un tour, et il leur arriva de 
clamer leur désir d’être autorisés à marcher sur 
Pinchfield pour en chasser les humains et délivrer 
les animaux. Mais Brille-Babil leur conseilla 
d’éviter toute action téméraire et de s’en remettre 
à la stratégie du camarade Napoléon. 


Malgré tout, une âcre animosité contre 
Frederick persistait. Un dimanche matin, 
Napoléon se rendit dans la grange pour expliquer 
qu’il n’avait à aucun moment envisagé de lui 
vendre le chargement de bois. Il y allait de sa 
dignité, expliqua-t-il, de ne jamais entretenir de 
relations avec des gredins pareils. Les pigeons, 
toujours chargés de répandre à l’extérieur les 


nouvelles du Soulèvement, reçurent l’interdiction 
de toucher terre en un point quelconque de 
Foxwood, et il leur fut ordonné de substituer au 
mot d’ordre initial, « Mort à l’Humanité ! », celui 
de « Mort à Frederick ! ». Vers la fin de l’été, une 
nouvelle machination de Boule de Neige fut 
démasquée. Les mauvaises herbes avaient envahi 
les blés, et l’on s’aperçut que, lors d’une de ses 
incursions nocturnes, Boule de Neige avait semé 
l’ivraie dans le bon grain. Un jars dans le secret 
du complot confessa sa faute à Brille-Babil, puis 
aussitôt se suicida en avalant des baies de 
belladone. Les animaux apprirent encore qu’à 
Boule de Neige — au rebours de ce que nombre 
d’entre eux avaient cru jusque-là — n’avait jamais 
été conférée la distinction de Héros-Animal, 
Première Classe. C’était là pure légende propagée 
par Boule de Neige lui-même à quelque temps de 
la bataille de l’Étable. Loin qu’il ait été décoré, il 
avait été blâmé pour sa couardise au combat. 
Cette nouvelle-là, comme d’autres avant elle, 
laissa les animaux abasourdis, mais bientôt 
Brille-Babil sut les convaincre que leur mémoire 
était en défaut. 


À l’automne, au prix d’un effort harassant et 
qui tenait du prodige (car presque en même temps 
il avait fallu rentrer la moisson), le moulin à vent 
fut achevé. Si manquaient les moyens 
mécaniques de son fonctionnement, dont 
Whymper négociait l’achat, le corps de l’édifice 
existait. Au défi de tous les obstacles, malgré le 
manque d’expérience et les moyens primitifs à 
leur disposition, et la malchance, et la perfidie de 
Boule de Neige, l’ouvrage était debout au jour 
dit. Épuisés mais fiers, les animaux faisaient à 
n’en plus finir le tour de leur chef-d'œuvre, 
encore plus beau à leurs yeux que la première 
fois. De plus, les murs étaient deux fois plus 
épais, et rien désormais, rien ne pourrait plus 
anéantir le moulin, qu’une charge d’explosifs. Et 
repensant à la peine qu’ils avaient prise, aux 
périodes de découragement surmontées, et à la 
vie tellement différente qui serait la leur quand 
les ailes tourneraient et les  dynamos 
fonctionneraient — à la pensée de toutes ces 
choses, leur lassitude céda et ils se mirent à 
cabrioler autour de leur œuvre, poussant des cris 
de triomphe. Napoléon lui-même, accompagné de 


ses chiens et de son jeune coq, se rendit sur les 
lieux, en personne félicita les animaux de leur 
réussite, et fit connaître que le moulin serait 
nommé Moulin Napoléon 


Deux jours plus tard les animaux furent 
convoqués à la grange en séance extraordinaire. 
Ils restèrent bouche bée quand Napoléon annonça 
qu’il avait vendu le chargement de bois à 
Frederick : dès le lendemain, celui-ci se 
présenterait avec ses camions pour prendre 
livraison de la marchandise. Ainsi, pendant la 
période de son amitié prétendue avec Pilkington, 
Napoléon avait entretenu avec Frederick les 
relations secrètes qui menaient à cet accord. 


Toutes les relations avec Foxwood avaient été 
rompues et des messages injurieux adressés à 
Pilkington. Les pigeons avaient pour consigne 
d’éviter la ferme de Pinchfield et de retourner le 
mot d’ordre « Mort à Frederick ! » qui devenait 
« Mort à Pilkington ! » 


En même temps, Napoléon assura les animaux 
que les menaces d’une attaque imminente contre 
la Ferme des Animaux étaient sans fondement 


aucun... Quant aux contes sur la cruauté de 
Frederick envers ses bêtes, c’était très exagéré. 
De telles fables devaient trouver leur origine dans 
la malfaisance de Boule de Neige et de ses 
agents. Et pour Boule de Neige lui-même : il y 
avait maintenant tout lieu de croire qu’il ne s’était 
pas réfugié à la ferme de Pinchfield ; en vérité, il 
n’y était jamais allé. Depuis des années il vivait à 
Foxwood — dans l’opulence, disait-on —, à la 
solde de Pilkington. 


Les cochons béaient d’admiration devant tant 
de fine astuce chez Napoléon. Feignant d’être 
lami de Pilkington, il avait contraint Frederick à 
renchérir de douze livres sur son offre initiale. Et 
ce qui faisait de Napoléon un cerveau 
d'exception, c'était, dit Brille-Babil, qu’il ne 
faisait confiance à personne, pas même à 
Frederick. Celui-ci avait voulu payer le bois au 
moyen d’un chèque — soit pas plus, à ce qu’il 
semblait, qu’une promesse d’argent écrite sur un 
bout de papier. Or Napoléon, des deux, était le 
plus malin. Il avait exigé un versement en billets 
de cinq livres, à lui remettre avant l’enlèvement 
de la marchandise ; Frederick avait déjà payé, et 


le montant de la somme se trouvait suffire à 
l’achat de la machinerie du moulin. 


Frederick avait promptement pris livraison du 
bois, et, l’opération achevée, une autre réunion 
fut tenue dans la grange où les animaux purent 
examiner de près les billets de banque. Portant 
ses deux décorations, Napoléon, sur l’estrade, 
reposait sur un lit de paille, souriant aux anges, 
l’argent à côté de lui, soigneusement empilé sur 
un plat de porcelaine de Chine provenant de la 
cuisine. Les animaux défilèrent avec lenteur, n’en 
croyant pas leurs yeux. Et Malabar, du museau, 
renifla les billets, et sous son souffle on les vit 
bruire et frémir. 


Trois jours plus tard, ce fut un hourvari sans 
nom. Whymper, les traits livides, remonta le 
sentier sur sa bicyclette, s’en débarrassa 
précipitamment dans la cour, puis courut droit à 
la maison. L’instant d’après, on perçut, venus des 
appartements de Napoléon, des cris de rage mal 
étouffés. La nouvelle de ce qui s’était passé se 
répandit comme une traînée de poudre : les billets 
de banque étaient faux ! Frederick avait acquis le 


bois sans bourse délier ! 


Napoléon rassembla les animaux sur-le- 
champ, et d’une voix terrible prononça la 
condamnation à mort. Une fois Frederick entre 
nos pattes, dit-il, nous le ferons bouillir à petit 
feu. Et du même coup il les avertit qu’après cet 
acte de trahison le pire était à redouter. À tout 
instant, Frederick et ses gens pourraient bien 
lancer l'attaque si longtemps attendue. Des 
sentinelles furent disposées sur toutes les voies 
d’accès à la ferme. Quatre pigeons furent 
dépêchés vers Foxwood, porteurs d’un message 
de conciliation, car on espérait rétablir des 
relations de bon voisinage. 


L’attaque eut lieu dès le lendemain matin. Les 
animaux prenaient leur premier repas quand les 
guetteurs firent irruption, annonçant que 
Frederick et ses partisans avaient déjà franchi la 
clôture aux cinq barreaux. Cränement, les 
animaux se portèrent à leur rencontre, mais cette 
fois la victoire ne fut pas aussi facile qu’à la 
bataille de l’Étable. Les hommes, une quinzaine, 
étaient armés de six fusils, et quand les animaux 


furent à cinquante mêtres, ils ouvrirent le feu. Les 
défenseurs, ne pouvant faire face aux explosions 
épouvantables et aux cuisantes brûlures des 
plombs, reculèrent, malgré les efforts de 
Napoléon et de Malabar pour les rameuter. Un 
certain nombre d’entre eux étaient blessés déjà. 
Alors les animaux se replièrent sur les 
dépendances de la ferme, épiant l’ennemi par les 
fentes et fissures des portes. Tout le grand 
herbage, moulin compris, était tombé aux mains 
des assaillants. À ce moment, même Napoléon 
avait l’air désemparé. Sans un mot il faisait les 
cent pas, nerveux, la queue raidie. Il avait, pour la 
ferme de Foxwood, des regards nostalgiques. Ah, 
si Pilkington et les siens venaient leur prêter 
main-forte, ils pourraient encore l’emporter ! Or à 
cet instant les quatre pigeons envoyés en mission 
la veille revinrent, l’un d’eux avec un billet 
griffonné au crayon par Pilkington et disant : 
« Ça vous apprendra ! » 


Cependant Frederick et ses gens avaient fait 
halte auprès du moulin. Un murmure de 
consternation parcourut les animaux qui les 
regardaient faire. Car deux hommes avaient 


brandi une masse et une barre servant de levier. 
Ils s’apprêtaient à faire sauter le moulin. 


« Ils n’ont aucune chance ! s’écria Napoléon. 
Nos murs sont bien trop épais. En une semaine ils 
n’y parviendraient pas. Courage, camarades ! » 


Mais Benjamin regardait faire les deux 
hommes avec une attention soutenue. Avec la 
masse et la barre ils perçaient un trou à la base du 
moulin. Lentement, comme si la scène l’eût 
amusé, Benjamin hocha de son long museau : 


« Je men doutais, dit-il. Vous ne voyez pas ce 
qu’ils font? Encore un instant et ils vont 
enfoncer leur explosif dans l’ouverture. » 


Les animaux attendaient, terrifiés. Et comment 
auraient-ils pu s’aventurer à découvert ? Mais 
bientôt on vit les hommes s’égailler de tous côtés. 
Puis un grondement assourdissant. Les pigeons, 
là-haut, tourbillonnaient. 


Tous les autres animaux, Napoléon excepté, se 
tenaient à terre, la tête cachée. Quand ils se 
relevèrent, un énorme nuage de fumée noire 
planait sur le lieu où le moulin s’était élevé. 


Lentement la brise dissipa la nuée. Le moulin 
avait cessé d’être. 


Voyant cela, les animaux reprennent courage. 
La peur et le désespoir éprouvés quelques 
instants plus tôt, cèdent devant leur rage contre 
tant de vilenie. Une immense clameur de 
vengeance s’élève, et sans attendre les ordres ils 
se jettent en masse droit sur l’ennemi. Et c’est 
comme si leur sont de rien, les plombs qui, drus 
comme grêle, s’abattent alentour. 


C’est une lutte âpre et sauvage, les hommes 
lâchant salve sur salve, puis, quand les animaux 
les serrent de près, les harcelant de leurs gourdins 
et de leurs lourdes bottes. Une vache, trois 
moutons et deux oies périssent, et presque tous 
sont blessés. Napoléon lui-même, qui de l’arrière 
dirige les opérations, voit sa queue lacérée par un 
plomb. Mais les hommes non plus ne s’en tirent 
pas indemnes. À coups de sabot, Malabar 
fracasse trois têtes. Un autre assaillant est éventré 
par une vache, un autre encore a le pantalon mis à 
mal par les chiennes Constance et Fleur. Et quand 
Napoléon lâche les neuf molosses de sa garde, 


leur ayant enjoint de tourner l’ennemi sous 
couvert de la haie, les hommes, les apercevant sur 
leur flanc, et entendant leurs aboiements féroces, 
sont pris de panique. Ils se voient en danger 
d’être encerclés. Frederick crie à ses hommes de 
détaler pendant qu’il en est temps, et dans 
l’instant voilà les lâches qui prennent le large. 
C’est un sauve-qui-peut, un sauve-ta-peau. 


Alors les animaux prennent les hommes en 
chasse. Ils les traquent jusqu’au bas du champ. Et 
là, les voyant se faufiler à travers la haie, ils les 
obligent d’encore quelques ruades. 


Vainqueurs, mais à bout de forces et couverts 
de sang, c’est clopin-clopant qu’ils regagnèrent la 
ferme. Voyant herbe jonchée de leurs 
camarades morts, certains d’entre eux pleuraient. 
Quelques instants, ils se recueillirent, affligés, 
devant le lieu où s’était élevé le moulin. Oh, il 
n’y avait plus de moulin, et les derniers vestiges 
de leur ouvrage étaient presque effacés. Même les 
fondations étaient en partie détruites. Et pour le 
reconstruire, cette fois ils ne pourraient plus se 
servir des pierres fracassées au sol, car elles aussi 


avaient disparu. La violence de la déflagration les 
avait projetées à des centaines de mètres. Et 
c'était comme si le moulin n’avait jamais été. 


Comme ils approchaient de la ferme, Brille- 
Babil, qu’inexplicablement on n’avait pas vu au 
combat, vint au-devant d’eux, sautillant et 
trémoussant de la queue, l’air ravi. Et les 
animaux perçurent, venu des dépendances, 
retentissant et solennel, un coup de feu. 


« Qu'est-ce que c’est, ce coup de fusil ? dit 
Malabar. 


— C’est pour célébrer la victoire ! s’exclama 
Brille-Babil. 


— Quelle victoire ? demanda Malabar. Ses 
genoux étaient en sang, il avait perdu un fer et 
écorché son sabot. Une dizaine de plombs 
s’étaient logés dans sa jambe de derrière. 


— Quelle victoire, camarade ? reprit Brille- 
Babil. N’avons-nous pas chassé l’ennemi de 
notre sol — le sol sacré de la Ferme des 
Animaux ? 


— Mais ils ont détruit le moulin. Et deux ans 


nous y avions travaillé. 


— Et alors ? Nous en bâtirons un autre, et nous 
en bâtirons six si cela nous chaut. Camarade, tu 
n’estimes pas nos prouesses à leur aune. 
L’ennemi foulait aux pieds notre sol même, et 
voici que — grâces en soient rendues au camarade 
Napoléon, à ses qualités de chef — nous en avons 
reconquis jusqu’au dernier pouce. 


— Alors nous avons repris ce que nous avions 
déjà, dit Malabar. 


— C’est bien là notre victoire », repartit Brille- 
Babil. 


Ils entrèrent tout clopinant dans la cour. La 
patte de Malabar lui cuisait douloureusement, là 
où les plombs s’étaient fichés sous la peau. Il 
entrevoyait quel lourd labeur exigerait la 
reconstruction du moulin à partir des fondations. 
Et déjà, à la pensée de cette tâche, en esprit, il se 
revigorait. Mais pour la première fois il lui vint 
qu’il avait maintenant onze ans d’âge, et que 
peut-être ses muscles n’avaient pas la même 
force que dans le temps. 


Lorsque les animaux virent flotter le drapeau 
vert, et entendirent qu’on tirait le fusil de 
nouveau — sept fois en tout —, et quand enfin 
Napoléon les félicita de leur courage, alors il leur 
sembla qu’ils avaient, après tout, remporté une 
grande victoire. Aux bêtes massacrées au combat 
on fit des funérailles solennelles. Malabar et 
Douce s’attelèrent au chariot qui tint lieu de 
corbillard, et Napoléon en personne conduisit le 
cortège. Et deux grands jours furent consacrés 
aux célébrations. Ce furent chants et discours, et 
encore d’autres salves de fusil, et par faveur 
spéciale chaque animal reçut une pomme. En 
outre, les volatiles eurent droit à deux onces de 
blé, et les chiens à trois biscuits. Il fut proclamé 
que la bataille porterait le nom de bataille du 
Moulin à Vent, et l’on apprit que Napoléon avait, 
pour la circonstance, créé une décoration 
nouvelle, l’Ordre de la Bannière Verte, qu’il 
s’était conférée à lui-même. Et au cœur de ces 
réjouissances fut oubliée la regrettable affaire des 
billets de banque. 


À quelques jours de là, les cochons tombèrent 
par hasard sur une caisse de whisky oubliée dans 


les caves. Personne n’y avait prêté attention en 
prenant possession des locaux ; cette même nuit, 
on entendit, venues de la maison, des chansons 
braillées à tue-tête et auxquelles se mêlaient, à la 
surprise générale, les accents de Bêtes 
d’Angleterre. Sur les neuf heures et demie, on 
reconnut distinctement Napoléon, le chef coiffé 
d’un vieux melon ayant appartenu à Jones, qui 
surgissait par la porte de l’office, galopait à 
travers la cour, puis s’engouffrait de nouveau à 
l’intérieur. Le lendemain, un lourd silence pesa 
sur la Ferme des Animaux, et pas un cochon qui 
donnât signe de vie. On allait sur les neuf heures 
quand Brille-Babil fit son apparition, lair 
incertain et l’allure déjetée, l’œil terne, la queue 
pendante et flasque, enfin faisant pitié. Il doit être 
gravement malade, se disait-on. Mais bientôt il 
rassembla les animaux pour leur faire part d’une 
nouvelle épouvantable. Le camarade Napoléon se 
mourait ! 


Ce ne furent que lamentations. On couvrit de 
paille le seuil des portes et les animaux allaient 
sur la pointe des pattes. Les larmes aux yeux, ils 
se demandaient les uns les autres ce qu’ils 


allaient faire si le chef leur était enlevé. Une 
rumeur se répandit : Boule de Neige avait réussi à 
glisser du poison dans sa nourriture. À onze 
heures  Brille-Babil revint avec d’autres 
nouvelles. Napoléon avait arrêté son ultime 
décision ici-bas, punissant de mort tout un chacun 
pris à ingurgiter de l’alcool. 

Dans la soirée, il apparut que Napoléon avait 
repris du poil de la bête, et le lendemain matin 
Brille-Babil rapporta qu’il était hors de danger. 
Au soir de ce jour-là il se remit au travail, et le 
jour suivant, on apprit qu’il avait donné 
instruction à Whymper de se procurer à 
Willingdon des opuscules expliquant comment se 
distille et fabrique la bière. Une semaine plus tard 
il ordonnait de labourer le petit enclos attenant au 
verger primitivement réservé aux animaux 
devenus inaptes au travail. On en donna pour 
raison le mauvais état du pâturage et le besoin de 
l’ensemencer à neuf. Mais, on le sut bientôt, 
c’était de l’orge que Napoléon désirait y planter. 


Vers ce temps-là, survint un incident bizarre 
dont le sens échappa à presque tout le monde — 


un fracas affreux dans la cour vers les minuit. Les 
animaux se ruèrent dehors où c’était le clair de 
lune. Au pied du mur de la grange, là où étaient 
inscrits les Septs Commandements, ils virent une 
échelle brisée en deux, et à côté Brille-Babil 
étendu sur le ventre, paraissant avoir perdu 
connaissance. Autour de lui s’étaient éparpillés 
une lanterne, une brosse et un pot renversé de 
peinture blanche. Tout aussitôt les chiens firent 
cercle autour de la victime et, dès qu’elle fut à 
même de marcher, sous escorte la ramenèêrent au 
logis. Aucun des autres animaux n’avait la 
moindre idée de ce que cela pouvait vouloir dire, 
sauf le vieux Benjamin qui d’un air entendu 
hochaït le museau, quoique décidé à se taire. 


Quelques jours plus tard, la chèvre Edmée, en 
train de déchiffrer les Sept Commandements, 
s’aperçut qu’il en était encore un autre que les 
animaux avaient compris de travers. Ils avaient 
toujours cru que le Cinquième Commandement 
énonçait : Aucun animal ne boira d’alcool. Or 
deux mots leur avaient échappé. De fait, le 
commandement disait : Aucun animal ne boira 
d’alcool à l’excès. 


IX 


Le sabot fendu de Malabar fut long à guérir. 
La reconstruction du moulin avait commencé dès 
la fin des fêtes de la victoire. Malabar refusa de 
prendre un seul jour de repos, et il se faisait un 
point d’honneur de ne pas montrer qu’il souffrait. 
Le soir, il avouait à Douce, en confidence, que 
son sabot lui faisait mal, et Douce lui posait des 
cataplasmes de plantes qu’elle préparait en les 
maâchonnant. Benjamin se joignait à elle pour 
l’exhorter à prendre moins de peine. Elle lui 
disait : « Les bronches d’un cheval ne sont pas 
éternelles. » Mais Malabar ne voulait rien 
entendre. Il n’avait plus, disait-il, qu’une seule 
vraie ambition : voir la construction du moulin 
bien avancée avant qu’il n’atteigne l’âge de la 
retraite. 


Dans les premiers temps, quand avaient été 
énoncées les lois de la Ferme des Animaux, l’âge 


de la retraite avait été arrêté à douze ans pour les 
chevaux et les cochons, quatorze pour les vaches, 
sept pour les moutons, cinq pour les poules et les 
oies. On s’était mis d’accord sur une estimation 
libérale du montant des pensions. Pourtant aucun 
animal n’avait encore bénéficié de ces avantages, 
mais maintenant le sujet était de plus en plus 
souvent débattu. Depuis que le clos attenant au 
verger avait été réservé à la culture de l’orge, le 
bruit courait qu’une parcelle du grand herbage 
serait clôturée et convertie en pâturage pour les 
animaux à la retraite. Pour un cheval on évaluait 
la pension à cinq livres de grain et, en hiver, 
quinze livres de foin, plus, aux jours fériés, une 
carotte, ou une pomme peut-être. Le douzième 
anniversaire de Malabar tombait l’été de l’année 
suivante. 


Mais en attendant, la vie était dure. L’hiver fut 
aussi rigoureux que le précédent, et les portions 
encore plus réduites — sauf pour les cochons et les 
chiens. Une trop stricte égalité des rations, 
expliquait Brille-Babil, eut été contraire aux 
principes de l’Animalisme. De toute façon, il 
n’avait pas de mal à prouver aux autres animaux 


que, en dépit des apparences, il n’y avait pas 
pénurie de fourrage. Pour le moment, il était 
apparu nécessaire de procéder à un réajustement 
des rations (Brille-Babil parlait toujours d’un 
réajustement, jamais d’une réduction), mais 
l’amélioration était manifeste à qui se rappelait le 
temps de Jones. D’une voix pointue et d’un débit 
rapide, Brille-Babil accumulait les chiffres, 
lesquels  prouvaient par le détail: une 
consommation accrue en avoine, foin et navets ; 
une réduction du temps de travail ; un progrès en 
longévité ; une mortalité infantile en régression. 
En outre, l’eau était plus pure, la paille plus 
douce au sommeil, on était moins dévoré par les 
puces. Et tous l’en croyaient sur parole. À la 
vérité, Jones avec tout ce qu’il avait représenté ne 
leur rappelait plus grand-chose. Ils savaient bien 
la rudesse de leur vie à présent, et que souvent ils 
avaient faim et souvent froid, et qu’en dehors des 
heures de sommeil, le plus souvent ils étaient à 
trimer. Mais sans doute Çç’avait été pire dans les 
anciens temps, ils étaient contents de le croire. En 
outre, ils étaient esclaves alors, mais maintenant 
ils étaient libres, ce qui changeait tout, ainsi que 


Brille-Babil ne manquait jamais de le souligner. 


Il y avait bien plus de bouches à nourrir 
désormais. À l’automne les quatre truies avaient 
mis bas presque en même temps, d’où, à elles 
toutes, trente et un nouveau-nés. Comme 
c’étaient des porcelets pie et que Napoléon était 
le mâle en chef, on pouvait sans trop de peine 
établir leur parenté. Il fut annoncé que plus tard, 
une fois briques et bois de charpente à pied 
d'œuvre, on construirait une école dans le 
potager. Pour le moment, Napoléon avait pris sur 
lui-même d’enseigner les jeunes gorets dans la 
cuisine, et ils s’amusaient et prenaient de 
l'exercice dans le jardin attenant à la maison. On 
les détournait de se mêler aux jeux des autres 
animaux. Vers ce temps-là fut posé en principe 
que tout animal trouvant un cochon sur son 
chemin aurait à lui céder le pas. De plus, tous les 
cochons, quelque fût leur rang, jouiraient du 
privilège d’être vus, le dimanche, un ruban vert à 
la queue. 


L’année à la ferme avait été assez bonne, mais 
on était encore à court d’argent. Il fallait se 


procurer les briques, le sable et la chaux pour 
l’école, et pour acquérir la machinerie du moulin, 
on devrait de nouveau économiser. Et il y avait 
l'huile des lampes et les bougies pour la maison, 
le sucre pour la table de Napoléon (qu’il avait 
interdit aux autres cochons, disant que ça 
engraisse), et en outre les réapprovisionnements 
ordinaires : outils, clous, ficelle, charbon, fil de 
fer, ferraille et biscuits de chiens. On vendit une 
part de la récolte de pommes de terre et un peu de 
foin, et pour les œufs le contrat de vente fut porté 
à six cents par semaine. De la sorte, c’est à peine 
si les poules couvèrent assez de petits pour 
maintenir au complet leur effectif. Une première 
fois réduites en décembre, les rations le furent 
encore en février, et, pour épargner l’huile, 
l’usage des lanternes à l’étable et à l’écurie fut 
prohibé. Mais les cochons avaient encore la vie 
belle, apparemment, prenant même de 
l’embonpoint. Un après-midi de fin février, un 
riche et appétissant relent, tel que jamais les 
animaux n’en avaient humé le pareil, flotta dans 
la cour. Il filtrait de la petite brasserie située 
derrière la cuisine, que Jones avait laissée à 


l’abandon. Quelqu'un avança l’opinion qu’on 
faisait bouillir de l’orge. Les animaux reniflaient 
l’air avidement, et ils se demandaient si, peut- 
être, ils auraient un brouet chaud pour leur 
souper. Mais il n’y eut pas de brouet chaud, et le 
dimanche suivant, on fit connaître que 
dorénavant tout l’orge serait réservé aux cochons. 
Le champ derrière le verger en avait été semé 
déjà, et la nouvelle transpira bientôt : tout cochon 
toucherait sa ration quotidienne de bière, une 
pinte pour le commun d’entre eux, et pour 
Napoléon dix, servies dans la soupière de 
porcelaine de Derby, marquée d’une couronne. 


S’il fallait souffrir bien des épreuves, on en 
était en partie dédommagé car on vivait bien plus 
dignement qu’autrefois. Et il y avait plus de 
chants, plus de discours, plus de défilés. 
Napoléon avait ordonné une Manifestation 
Spontanée hebdomadaire, avec pour objet de 
célébrer les luttes et triomphes de la Ferme des 
Animaux. À l’heure convenue, tous quittaient le 
travail, et marchaient au pas cadencé, autour du 
domaine, une-deux, une-deux, et en formation 
militaire. Les cochons allaient devant, puis 


c'étaient, dans l’ordre, les chevaux, les vaches, 
les moutons, enfin la menue volaille. Les chiens 
se tenaient en serre-file. Tout en tête du cortège 
avançait le petit coq noir. À eux deux Malabar et 
Douce portaient haut une bannière verte frappée 
de la corne et du sabot, avec cette inscription : 
«Vive le camarade Napoléon ! » Après quoi 
étaient récités des poèmes en l’honneur de 
Napoléon, puis Brille-Babil prononçait un 
discours nourri des dernières nouvelles faisant 
état d’une production accrue en biens de 
consommation, et, de temps en temps, on tirait un 
coup de fusil. À ces Manifestations Spontanées, 
les moutons prenaient part avec une ferveur 
inégalée. Quelque animal venait-il à se plaindre 
(comme il arrivait à des audacieux, loin des 
cochons et des chiens) que tout cela était perte de 
temps et qu’ils faisaient le pied de grue dans le 
froid, les moutons chaque fois leur imposaient 
silence, de leurs bêlements formidables entonnant 
le mot d’ordre : Quatrepattes, oui ! Deuxpattes, 
non ! Mais, à tout prendre, les animaux trouvaient 
plaisir à ces célébrations. Ils étaient confortés 
dans l’idée d’être leurs propres maîtres, après 


tout, et ainsi d’œuvrer à leur propre bien. Ainsi, 
grâce aux chants et défilés, et aux chiffres et 
sommes de Brille-Babil, et au fusil qui tonne et 
aux cocoricos du coquelet et au drapeau au vent, 
ils pouvaient oublier, un temps, qu’ils avaient le 
ventre Creux. 


En avril, la Ferme des Animaux fut proclamée 
République et l’on dut élire un président. Il n’y 
eut qu’un candidat, Napoléon, qui fut 
unanimement plébiscité. Ce même jour, on apprit 
que la collusion de Boule de Neige avec Jones 
était étayée sur des preuves nouvelles. Lors de la 
bataille de l’Étable, Boule de Neige ne s’en était 
pas tenu, comme les animaux l'avaient cru 
d’abord, à tenter de les conduire à leur perte au 
moyen d’un stratagème. Non. Boule de Neige 
avait ouvertement combattu dans les rangs de 
Jones. De fait, c’était lui qui avait pris la tête des 
forces humaines, et il était monté à l’assaut au cri 
de «Vive l’Humanité ! ». Et ces blessures à 
l’échine que quelques animaux se rappelaient lui 
avoir vues, elles lui avaient été infligées des dents 
de Napoléon. 


Au cœur de lété, le corbeau Moïse refit 
soudain apparition après des années d’absence. Et 
c'était toujours le même oiseau : n’en fichant pas 
une rame, et chantant les louanges de la 
Montagne de Sucrecandi, tout comme aux temps 
du bon temps. Il se perchaïit sur une souche, et 
battait des ailes, qu’il avait noires, et des heures 
durant, il palabrait à la cantonade. « Là-haut, 
camarades, affirmait-il d’un ton solennel, en 
pointant vers le ciel son bec imposant, de l’autre 
côté du nuage sombre, là se trouve la Montagne 
de Sucrecandi, c’est l’heureuse contrée où, 
pauvres animaux que nous sommes, nous nous 
reposerons à jamais de nos peines.» Il allait 
jusqu’à prétendre s’y être posé un jour qu’il avait 
volé très, très haut. Et là il avait vu, à l’en croire, 
un gâteau tout rond fait de bonnes graines 
(comme les animaux n’en mangent pas beaucoup 
en ce bas monde), et des morceaux de sucre qui 
poussent à même les haies, et jusqu’aux champs 
de trèfle éternel. Bien des animaux l’en croyaient. 
Nos vies présentes, se disaient-ils, sont vouées à 
la peine et à la faim. Qu’un monde meilleur doit 
exister quelque part, cela n’est-il pas équitable et 


juste ? Mais ce qu’il n’était pas facile 
d'expliquer, c’était l’attitude des cochons à 
l’égard de Moïse. Ils étaient unanimes à 
proclamer leur mépris pour la Montagne de 
Sucrecandi et toutes fables de cette farine, et 
pourtant ils le laissaient fainéanter à la ferme, et 
même lui allouaient un bock de bière quotidien. 


Son sabot guéri, Malabar travailla plus dur que 
jamais. À la vérité, cette année-là, tous les 
animaux peinèrent comme des esclaves. Outre le 
contraignant train-train de la ferme, il y avait la 
construction du nouveau moulin et celle de 
l’école des jeunes gorets, commencée en mars. 
Quelquefois leur long labeur, avec cette 
nourriture insuffisante, les épuisait, mais 
Malabar, lui, ne faiblissait jamais. Il n’avait plus 
ses forces d’autrefois, mais rien dans ses faits et 
gestes ne le trahissait. Seule son apparence avait 
un peu changé. Sa robe était moins luisante, ses 
reins semblaient se creuser. « Malabar va se 
requinquer avec l’herbe du printemps », disaient 
les autres, mais ce fut le printemps et Malabar ne 
reprit pas de poids. Parfois, sur la pente qui 
conduit en haut de la carrière, à le voir bander ses 


muscles sous le faix d’un énorme bloc de pierre, 
on aurait dit que rien ne le retenait debout que la 
volonté. À ces moments-là, on lisait sur ses lèvres 
sa devise : «Je travaillerai plus dur », mais la 
voix lui manquait. Une fois encore, Douce et 
Benjamin lui dirent de faire attention à sa santé, 
mais lui n’en faisait toujours qu’à sa tête. Son 
douzième anniversaire était proche. Eh bien, 
advienne que pourra, pourvu qu’avant de prendre 
sa retraite, il ait rassemblé un tas de pierres bien 
conséquent. 


Tard un soir d’été, tout d’un coup, une rumeur 
fit le tour de la ferme : quelque chose était arrivé 
à Malabar. Il était allé tout seul pour traîner 
jusqu’au moulin, encore une charretée de pierres. 
Et, bel et bien, la rumeur disait vrai. Quelques 
minutes ne s’étaient pas écoulées que des pigeons 
se précipitaient avec la nouvelle : « Malabar est 
tombé ! Il est couché sur le flanc et ne peut plus 
se relever ! » 


Près de la moitié des animaux coururent au 
mamelon où se dressait le moulin. Malabar gisait 
là, étendu entre les brancards de la charrette, les 


flancs gluants de sueur, tirant sur l’encolure et le 
regard vitreux, incapable même de redresser la 
tête. Un mince filet de sang lui était venu à la 
bouche. Douce se mit à genoux à côté de lui. 


« Malabar, s’écria-t-elle, comment te sens-tu ? 


— C’est les bronches, balbutia Malabar. Ça ne 
fait rien. Je crois que vous serez en mesure de 
finir le moulin sans moi. Il y a un tas de pierres 
bien conséquent. Je n’avais plus qu’un mois de 
travail devant moi, de toute façon. Et pour tout te 
dire, j’avais hâte de prendre ma retraite. Et 
comme Benjamin se fait vieux, peut-être que lui 
aussi, ils le laisseront prendre sa retraite pour me 
tenir compagnie. 


— Il faut qu’on t’aide tout de suite, dit Douce. 
Vite, que quelqu'un prévienne Brille-Babil. » 


Sans plus attendre, les animaux regagnèrent la 
ferme au grand galop pour porter la nouvelle à 
Brille-Babil. Douce resta seule sur place avec 
Benjamin qui, sans un mot, s’étendit à côté de 
Malabar, et de sa longue queue se mit à chasser 
les mouches qui l’embêtaient. Un quart d’heure 
plus tard à peu près, Brille-Babil se présenta, 


plein de sollicitude. Il déclara que le camarade 
Napoléon avait appris avec la plus profonde 
affliction le malheur survenu à l’un des plus 
fidèles serviteurs de la ferme, et que déjà il 
prenait ses dispositions pour le faire soigner à 
l’hôpital de Willingdon. À ces mots, les animaux 
ne se sentirent pas trop rassurés. À part Lubie et 
Boule de Neige, jusque-là, aucun animal n’avait 
quitté la ferme, et l’idée de remettre leur 
camarade malade entre les mains des hommes ne 
leur disait rien du tout. Néanmoins, Brille-Babil 
les rassura vite: le vétérinaire de Willingdon 
s’occuperait de Malabar bien mieux qu’on ne 
l’aurait pu à la ferme. Et à peu près une demi- 
heure plus tard, une fois Malabar plus ou moins 
remis et debout tant bien que mal, on le ramena 
clopin-clopant à l’écurie où Douce et Benjamin 
lui avaient préparé un bon lit de paille. 


Les deux jours suivants Malabar ne quitta pas 
son box. Les cochons lui avaient fait remettre une 
grande fiole de remèdes, rose bonbon, découverte 
dans une armoire de la salle de bains. Douce lui 
administrait cette médecine deux fois par jour 
après les repas. Le soir elle se couchaït à côté de 


lui et, pendant que Benjamin chassait les 
mouches, lui faisait la conversation. Malabar 
déclarait n’être pas fâché de ce qui était arrivé. 
Une fois qu’il aurait récupéré, il se donnait 
encore trois ans à vivre, et se faisait une fête de 
couler des jours paisibles dans un coin de 
l’herbage. Pour la première fois, il aurait des 
loisirs et pourrait se cultiver l’esprit. Il avait 
l'intention, disait-il, de passer le reste de sa vie à 
apprendre les vingt et une autres lettres de 
l’alphabet. 


Cependant, Benjamin et Douce ne pouvaient 
retrouver Malabar qu'après les heures de travail, 
et ce fut au milieu de la journée que le fourgon 
vint le prendre. Les animaux étaient à sarcler des 
navets sous la garde d’un cochon quand ils furent 
stupéfaits de voir Benjamin, accouru au galop des 
dépendances et brayant à tue-tête. Ils ne l’avaient 
jamais connu dans un état pareil — de fait, ils ne 
l’avaient même jamais vu prendre le galop. 
« Vite, vite! criait-il. Venez tout de suite ! Ils 
emmènent Malabar ! » Sans attendre les ordres 
du cochon, les animaux plantèrent là le travail et 
se hâtèrent de regagner les bâtiments. Et, à n’en 


pas douter, il y avait dans la cour, tiré par deux 
chevaux et conduit par un homme à la mine 
chafouine, un melon rabattu sur le front, un 
immense fourgon fermé. Sur le côté du fourgon, 
on pouvait lire des lettres en caractères 
imposants. Et le box de Malabar était vide. 


Les animaux se pressèrent autour du fourgon, 
criant en chœur: « Au revoir, Malabar! Au 
revoir, au revoir ! 


« Bande d’idiots ! se mit à braire Benjamin. Il 
piaffait et trépignait de ses petits sabots. Bande 
d’idiots ! Est-ce que vous ne voyez pas comme 
c’est écrit sur le côté du fourgon ? » 


Les animaux se turent, et même se fut un 
profond silence. Edmée s’était mise à épeler les 
lettres, mais Benjamin l’écarta brusquement, et 
dans le mutisme des autres, lut 


« “Alfred Simmonds,  Équarrisseur et 
Fabricant de Matières adhésives, Willingdon. 
Négociant en Peaux et Engrais animal. Fourniture 
de chenils.” Y êtes-vous maintenant? Ils 
emmènent Malabar pour l’abattre ! » 


Un cri d’horreur s’éleva, poussé par tous. 
Dans l’instant, l’homme fouetta ses chevaux et à 
bon trot le fourgon quitta la cour. Les animaux 
s’élancèrent après lui, criant de toutes leurs 
forces. Douce s’était faufilée en tête. Le fourgon 
commença à prendre de la vitesse. Et la jument, 
s’efforçant de pousser sur ses jambes trop fortes, 
tout juste avançait au petit galop. « Malabar ! 
cria-t-elle, Malabar ! Malabar ! Malabar ! » Et à 
ce moment précis, comme si lui fût parvenu le 
vacarme du dehors, Malabar, à l’arrière du 
fourgon, montra le mufle et la raie blanche qui lui 
descendait jusqu'aux naseaux. 


« Malabar ! lui cria Douce d’une voix de 
catastrophe. Malabar! Sauve-toi! Sauve-toi 
vite ! Ils te mènent à la mort ! » 


Tous les animaux reprirent son cri : « Sauve- 
toi, Malabar ! Sauve-toi ! » Mais déjà la voiture 
les gagnait de vitesse. 


Il n’était pas sûr que Malabar eût entendu 
l’appel de Douce. Bientôt son visage s’effaça de 
la lucarne, mais ensuite on l’entendit tambouriner 
et trépigner à l’intérieur du fourgon, de tous ses 


sabots. Un fracas terrifiant. Il essayait, à grandes 
ruades, de défoncer le fourgon. Le temps avait été 
où de quelques coups de sabot il aurait pulvérisé 
cette voiture. Mais, hélas, sa force l’avait 
abandonné, et bientôt le fracas de ses sabots 
tambourinant s’atténua puis s’éteignit. 


Au désespoir, les animaux se prirent à 
conjurer les deux chevaux qui tiraient le fourgon. 
Qu'ils s’arrêtent donc ! « Camarades, 
camarades ! criaient les animaux, ne menez pas 
votre propre frère à la mort ! » Mais c’étaient des 
brutes bien trop ignares pour se rendre compte de 
ce qui était en jeu. Ces chevaux-là se contentèrent 
de rabattre les oreilles et forcèrent le train. 


Les traits de Malabar ne réapparurent plus à la 
lucarne. Trop tard, quelqu’un eut l’idée de filer 
devant et de refermer la clôture aux cinq 
barreaux. Le fourgon la franchissait déjà, et 
bientôt dévala la route et disparut. 


On ne revit jamais Malabar. 


Trois jours plus tard il fut annoncé qu’il était 
mort à l’hôpital de Willingdon, en dépit de tous 
les soins qu’on puisse donner à un cheval. C’est 


Brille-Babil qui annonça la nouvelle. Il était là, 
dit-il, lors des derniers moments. 


«Le spectacle le plus émouvant que j’aie 
jamais vu, déclara-t-il, de la patte s’essuyant une 
larme. J'étais à son chevet tout à la fin. Et comme 
il était trop faible pour parler, il m’a confié à 
l’oreille son unique chagrin, qui était de rendre 
l’âme avant d’avoir vu le moulin achevé. “En 
avant, camarades ! disait-il dans son dernier 
souffle. En avant, au nom du Soulèvement ! Vive 
la Ferme des Animaux! Vive le camarade 
Napoléon ! Napoléon ne se trompe jamais !” 
Telles furent ses dernières paroles, camarades. » 


Puis tout à trac Brille-Babil changea 
d’attitude. Il garda le silence quelques instants, et 
ces petits yeux méfiants allaient de l’un à l’autre. 
Enfin il reprit la parole. 


Il avait eu vent, dit-il, d’une rumeur ridicule et 
perfide qui avait couru lors du transfert de 
Malabar à l’hôpital. Sur le fourgon qui emportait 
leur camarade, certains animaux avaient 
remarqué le mot “équarrisseur”, et bel et bien, en 
avaient conclu qu’on l’emmenait chez l’abatteur 


de chevaux ! Vraiment, c’était à ne pas croire 
qu’il y eût des animaux aussi bêtes. Sans nul 
doute, s’écria-t-il, indigné, la queue frémissante 
et sautillant de gauche à droite, sans nul doute les 
animaux connaissent assez leur chef bien-aimé, le 
camarade Napoléon, pour ne pas croire à des 
fables pareilles. L’explication était la plus simple. 
Le fourgon avait bien appartenu à un 
équarrisseur, mais celui-ci l’avait vendu à un 
vétérinaire, et ce vétérinaire n’avait pas encore 
effacé l’ancienne raison sociale sous une nouvelle 
couche de peinture. C’est ce qui avait pu induire 
en erreur. 


Les animaux  éprouvêrent un profond 
soulagement à ces paroles. Et quand Brille-Babil 
leur eût donné d’autres explications magnifiques 
sur les derniers moments de Malabar — les soins 
admirables dont il avait été entouré, les remèdes 
hors de prix payés par Napoléon sans qu’il se fût 
soucié du coût —, alors leurs derniers doutes 
furent levés, et le chagrin qu’ils éprouvaient de la 
mort de leur camarade fut adoucie à la pensée 
qu’au moins il était mort heureux. 


Le dimanche suivant, Napoléon en personne 
apparut à l’assemblée du matin, et il prononça 
une brève allocution pour célébrer la mémoire du 
regretté camarade. Il n’avait pas été possible, dit- 
il, de ramener ses restes afin de les inhumer à la 
ferme, mais il avait commandé une couronne 
imposante, qu’on ferait avec les lauriers du jardin 
et qui serait déposée sur sa tombe. Les cochons 
comptaient organiser, sous quelques jours, un 
banquet commémoratif en l’honneur du défunt. 
Napoléon termina son oraison funèbre en 
rappelant les deux maximes préférées de 
Malabar : « Je vais travailler plus dur » et «Le 
camarade Napoléon ne se trompe jamais» — 
maximes, ajouta-t-il, que tout animal gagnerait à 
faire siennes. 


Au jour fixé du banquet, une camionnette 
d’épicier vint de Willingdon livrer à la maison 
une grande caisse à claire-voie. Cette nuit-là 
s’éleva un grand tintamarre de chansons, suivi, 
eut-on dit, d’une querelle violente qui sur les 
onze heures prit fin dans un fracas de verres 
brisés. Personne dans la maison d’habitation ne 
donna signe de vie avant le lendemain midi, et le 


bruit courut que les cochons s’étaient procuré, on 
ne savait où, ni comment, l’argent d’une autre 
caisse de whisky. 


X 


Les années passaient. L’aller et retour des 
saisons emportait la vie brève des animaux, et le 
temps vint où les jours d’avant le Soulèvement ne 
leur dirent plus rien. Seuls la jument Douce, le 
vieil âne atrabilaire Benjamin, le corbeau 
apprivoisé Moïse et certains cochons se 
souvenaient encore. 


La chèvre Edmée était morte; les chiens, 
Fleur, Constance et Filou, étaient morts. Jones 
lui-même était mort alcoolique, pensionnaire 
d’une maison de santé, dans une autre partie du 
pays. Boule de Neige était tombé dans l’oubli. 
Malabar, aussi, était tombé dans l’oubli, sauf 
pour quelques-uns de ceux qui l’avaient connu. 
Douce était maintenant une vieille jument 
pansue, aux membres perclus et aux yeux 
chassieux. Elle avait dépassé de deux ans la 
limite d’âge des travailleurs, mais en fait jamais 


un animal n’avait profité de la retraite. Depuis 
belle lurette on ne parlait plus de réserver un coin 
de pacage aux animaux sur le retour. Napoléon 
était un cochon d’âge avancé et pesait cent 
cinquante kilos, et Brille-Babil si bouffi de 
graisse que c’est à peine s’il pouvait entrouvrir 
les yeux. Seul le vieux Benjamin était resté le 
même, à part le mufle un peu grisonnant, et, 
depuis la mort de Malabar, un caractère plus que 
jamais revêche et taciturne. 


Désormais les animaux étaient bien plus 
nombreux, quoique sans s’être multipliés autant 
qu’on lavait craint dans les premiers jours. 
Beaucoup étaient nés pour qui le Soulèvement 
n’était qu’une tradition sans éclat, du bouche à 
oreille. D’autres avaient été achetés, qui jamais 
n’en avaient ouï parler avant leur arrivée sur les 
lieux. En plus de Douce, il y avait maintenant 
trois chevaux à la ferme : des animaux bien pris 
et bien campés, aimant le travail et bons 
compagnons, mais tout à fait bornés. De 
l’alphabet, aucun d’eux ne put retenir plus que les 
deux premières lettres. Ils admettaient tout ce 
qu’on leur disait du Soulèvement et des principes 


de l’Animalisme, surtout quand Douce les en 
entretenait, car ils lui portaient un respect quasi 
filial, mais il est douteux qu’ils y aient entendu 
grand-chose. 


La ferme était plus prospère maintenant et 
mieux tenue. Elle s’était agrandie de deux 
champs achetés à Mr. Pilkington. Le moulin avait 
été construit à la fin des fins. On se servait d’une 
batteuse, et d’un monte-charge pour le foin, et il 
y avait de nouveaux bâtiments. Whymper s’était 
procuré une charrette anglaise. Le moulin, 
toutefois, n’avait pas été employé à produire du 
courant électrique. Il servait à moudre le blé et 
rapportait de fameux bénéfices. Les animaux 
s’affairaient à ériger un autre moulin qui, une fois 
achevé, serait équipé de dynamos, disait-on. Mais 
de toutes les belles choses dont Boule de Neige 
avait fait rêver les animaux — la semaine de trois 
jours, les installations électriques, l’eau courante 
chaude et froide —, on ne parlait plus. Napoléon 
avait dénoncé ces idées comme contraires à 
l’esprit de l’Animalisme. Le bonheur le plus vrai, 
déclarait-il, réside dans le travail opiniâtre et 
l’existence frugale. 


On eut dit qu’en quelque façon la ferme s’était 
enrichie sans rendre les animaux plus riches — 
hormis, assurément, les cochons et les chiens. 
C’était peut-être, en partie, parce qu’il y avait 
tellement de cochons et tellement de chiens. Et 
on ne pouvait pas dire qu’ils ne travaillaient pas, 
travaillant à leur manière. Ainsi que Brille-Babil 
l’expliquait sans relâche, c’est une tâche 
écrasante que celle d’organisateur et de 
contrôleur, et une tâche qui, de par sa nature, 
dépasse l’entendement commun. Brille-Babil 
faisait état des efforts considérables des cochons, 
penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait 
dossiers, rapports, minutes, memoranda. De 
grandes feuilles de papier étaient couvertes d’une 
écriture serrée, et dès qu’ainsi couvertes, jetées 
au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était 
d’une importance capitale pour la bonne gestion 
du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne 
produisaient pas de nourriture par leur travail, et 
ils étaient en grand nombre et pourvus de bon 
appétit. 

Quant aux autres, autant qu’ils le pouvaient 
savoir, leur vie était comme elle avait toujours 


été. Ils avaient le plus souvent faim, dormaient 
sur la paille, buvaient l’eau de l’abreuvoir, 
labouraient les champs. Ils souffraient du froid 
l’hiver et l’été des mouches. Parfois les plus âgés 
fouillaient dans le flou des souvenirs, essayant de 
savoir si, aux premiers jours après le 
Soulèvement, juste après l’expropriation de 
Jones, la vie avait été meilleure ou pire qu’à 
présent. Ils ne se rappelaient plus. Il n’y avait rien 
à quoi comparer leurs vies actuelles ; rien à quoi 
ils pussent s’en remettre, que les colonnes de 
chiffres de Brille-Babil, lesquelles invariablement 
prouvaient que tout toujours allait de mieux en 
mieux. Les animaux trouvaient leur problème 
insoluble. De toute manière, ils avaient peu de 
temps pour de telles méditations, désormais. 
Seul, le vieux Benjamin affirmait se rappeler sa 
longue vie dans le menu détail, et ainsi savoir que 
les choses n’avaient jamais été, ni ne pourraient 
jamais être bien meilleures ou bien pires — la 
faim, les épreuves et les déboires, telle était, à 
l’en croire, la loi inaltérable de la vie. 


Et pourtant les animaux ne renoncèrent jamais 
à l’espérance. Mieux, ils ne cessèrent, fût-ce un 


instant, de tenir à honneur, et de regarder comme 
un privilège, leur appartenance à la Ferme des 
Animaux : la seule du comté et même de toute 
l’Angleterre à être exploitée par les animaux. Pas 
un d’entre eux, même parmi les plus jeunes ou 
bien ceux venus de fermes distantes de cinq à dix 
lieues, qui toujours ne s’en émerveillât. Et quand 
ils entendaient la détonation du fusil et voyaient 
le drapeau vert flotter au mât, leur cœur battait 
plus fort, ils étaient saisis d’un orgueil qui ne 
mourrait pas, et sans cesse la conversation 
revenait sur les jours héroïques d’autrefois, 
l’expropriation de Jones, la loi des Sept 
Commandements, les grandes batailles et 
l’envahisseur taillé en pièces. À aucun des 
anciens rêves ils n’avaient renoncé. Ils croyaient 
encore à la bonne nouvelle annoncée par Sage 
l'Ancien, la République des Animaux. Alors, 
pensaient-ils, les verts pâturages d’Angleterre ne 
seraient plus foulés par les humains. Le jour 
viendrait : pas tout de suite, pas de leur vivant 
peut-être. N’importe, le jour venait. Même l’air 
de Bêtes d’Angleterre était peut-être fredonné ici 
et là en secret. De toute façon, il était bien connu 


que chaque animal de la ferme le savait, même si 
nul ne se fût enhardi à le chanter tout haut. Leur 
vie pouvait être pénible, et sans doute tous leurs 
espoirs n’avaient pas été comblés, mais ils se 
savaient différents de tous les autres animaux. 
S’ils avaient faim, ce n’était pas de nourrir des 
humains tyranniques. S’ils travaillaient dur, au 
moins c'était à leur compte. Plus parmi eux de 
deux pattes, et aucune créature ne donnait à 
aucune autre le nom de Maître. Tous les animaux 
étaient égaux. 


Une fois, au début de l’été, Brille-Babil 
ordonna aux moutons de le suivre. Il les mena à 
l’autre extrémité de la ferme, jusqu’à un lopin de 
terre en friche envahi par de jeunes bouleaux. Là, 
ils passèrent tout le jour à brouter les feuilles, 
sous la surveillance de Brille-Babil. Au soir venu, 
celui-ci regagna la maison d’habitation, disant 
aux moutons de rester sur place pour profiter du 
temps chaud. Il arriva qu’ils demeurèrent sur 
place la semaine entière, et tout ce temps les 
autres animaux, point ne les virent. Brille-Babil 
passait la plus grande partie du jour dans leur 
compagnie. Il leur apprenait, disait-il, un chant 


nouveau, dont le secret devait être gardé. 


Les moutons étaient tout juste de retour que, 
dans la douceur du soir — alors que les animaux 
regagnaient les dépendances, le travail fini —, 
retentit dans la cour un hennissement 
d’épouvante. Les animaux tout surpris firent 
halte. C’était la voix de Douce. Elle hennit une 
seconde fois, et tous les animaux se ruèrent dans 
la cour au grand galop. Alors ils virent ce que 
Douce avait vu. 


Un cochon qui marchait sur ses pattes de 
derrière. 


Et, oui, c’était Brille-Babil. Un peu 
gauchement, et peu accoutumé à supporter sa 
forte corpulence dans cette position, mais tout de 
même en parfait équilibre, Brille-Babil, 
déambulant à pas comptés, traversait la cour. Un 
peu plus tard, une longue file de cochons sortit de 
la maison, et tous avançaient sur leurs pattes de 
derrière. Certains s’en tiraient mieux que 
d’autres, et un ou deux, un peu chancelants, se 
seraient bien trouvés d’une canne, mais tous 
réussirent à faire le tour de la cour sans 


encombre. À la fin ce furent les aboiements 
formidables des chiens et l’ardent cocorico du 
petit coq noir, et l’on vit s’avancer Napoléon lui- 
même, tout redressé et majestueux, jetant de 
droite et de gauche des regards hautains, les 
chiens gambadant autour de sa personne. 


Il tenait un fouet dans sa patte. 


Ce fut un silence de mort. Abasourdis et 
terrifiés, les animaux se serraient les uns contre 
les autres, suivant des yeux le long cortège des 
cochons avec lenteur défilant autour de la cour. 
C’était comme le monde à l’envers. Puis, le 
premier choc une fois émoussé, au mépris de tout 
— de leur frayeur des chiens, et des habitudes 
acquises au long des ans de ne jamais se plaindre 
ni critiquer, quoi qu’il advienne — ils auraient 
protesté sans doute, auraient élevé la parole. Mais 
alors, comme répondant à un signal, tous les 
moutons en chœur se prirent à bêler de toute leur 
force : 


Quatrepattes, bon!  Deuxpattes, mieux ! 
Quatrepattes, bon ! Deuxpattes, mieux ! 


Ils bêlèrent ainsi cinq bonnes minutes durant. 


Et quand ils se turent, aux autres échappa 
l’occasion de protester, car le cortège des 
cochons avait regagné la résidence. 


Benjamin sentit des naseaux contre son 
épaule, comme d’un animal en peine qui aurait 
voulu lui parler. C’était Douce. Ses vieux yeux 
avaient l’air plus perdus que jamais. Sans un mot, 
elle tira Benjamin par la crinière, doucement, et 
l’entraîna jusqu’au fond de la grange où les Sept 
Commandements étaient inscrits. Une minute ou 
deux, ils fixèrent le mur goudronné aux lettres 
blanches. Douce finit par dire : 


«Ma vue baisse. Même au temps de ma 
jeunesse je n’aurais pas pu lire comme c’est écrit. 
Mais on dirait que le mur n’est plus tout à fait le 
même. Benjamin, les Sept Commandements sont- 
ils toujours comme autrefois ? » 


Benjamin, pour une fois consentant à rompre 
avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le 
mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul 
Commandement. Il énonçait : 


TOUS LES ANIMAUX SONT ÉGAUX 
MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES 


Après quoi le lendemain il ne parut pas 
étrange de voir les cochons superviser le travail 
de la ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas 
étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un 
poste de radio, faisaient installer le téléphone et 
s’étaient abonnés à des journaux — des 
hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire. 
Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon 
faire un tour de jardin, la pipe à la bouche — non 
plus que de voir les cochons endosser les 
vêtements de Mr. Jones tirés de l’armoire. 
Napoléon lui-même se montra en veston noir, en 
culotte pour la chasse aux rats et guêtres de cuir, 
accompagné de sa truie favorite, dans une robe de 
soie moirée, celle que Mrs. Jones portait les 
dimanches. 


Un après-midi de la semaine suivante, 
plusieurs charrettes anglaises se présentèrent à la 
ferme. Une délégation de fermiers du voisinage 
avait été invitée à visiter le domaine. On leur fit 


inspecter toute l’exploitation, et elle les trouva en 
tout admiratifs, mais le moulin fut ce qu’ils 
apprécièrent le plus. Les animaux désherbaient 
un champ de navets. Ils travaillaient avec 
empressement, osant à peine lever la tête et ne 
sachant, des cochons et des visiteurs, lesquels 
redouter le plus. 


Ce soir-là on entendit, venus de la maison, des 
couplets braillés et des explosions de rire. Et, au 
tumulte de ces voix entremêlées, tout à coup les 
animaux furent saisis de curiosité. Que pouvait-il 
bien se passer là-bas, maintenant que pour la 
première fois hommes et animaux se 
rencontraient sur un pied d’égalité? D’un 
commun accord, ils se glissèrent à pas feutrés 
vers le jardin. 


Ils font halte à la barrière, un peu effrayés de 
leur propre audace, mais Douce montrait le 
chemin. Puis sur la pointe des pattes avancent 
vers la maison, et ceux qui d’entre eux sont assez 
grands pour ça, hasardent, par la fenêtre de la 
salle à manger, un coup d’œil à l’intérieur. Et là, 
autour de la longue table, se tiennent une 


douzaine de fermiers et une demi-douzaine de 
cochons entre les plus éminents. Napoléon lui- 
même préside, il occupe la place d’honneur au 
haut bout de la table. Les cochons ont l’air assis 
tout à leur aise. On avait joué aux cartes, mais 
c’est fini maintenant. À l’évidence, un toast va 
être porté. On fait circuler un grand pichet de 
bière et chacun une nouvelle fois remplit sa 
chope. Personne n’a soupçonné l’ébahissement 
des animaux qui, de la fenêtre, voient ces choses. 


M. Pilkington, de Foxwood, s’était levé, chope 
en main. Dans un moment, dit-il, il porterait un 
toast, mais d’abord il croyait de son devoir de 
dire quelques mots. 


C’était pour lui — ainsi, il en était convaincu, 
que pour tous les présents — une source de 
profonde satisfaction de savoir enfin révolue une 
longue période de méfiance et 
d’incompréhension. Un temps avait été — non que 
lui-même ou aucun des convives aient partagé de 
tels sentiments —, un temps où les honorables 
propriétaires de la ferme des animaux avaient été 
regardés, il se garderait de dire d’un œil hostile, 


mais enfin avec une certaine appréhension, par 
leurs voisins, les hommes. Des incidents 
regrettables s’étaient produits, des idées fausses 
avaient été monnaie courante. On avait eu le 
sentiment qu’une ferme que s’étaient appropriée 
des cochons et qu’ils exploitaient était en quelque 
sorte une anomalie, susceptible de troubler les 
relations de bon voisinage. Trop de fermiers 
avaient tenu pour vrai, sans enquête préalable 
sérieuse, que dans une telle ferme prévaudrait un 
esprit de dissolution et d’indiscipline. Ils avaient 
appréhendé des conséquences fâcheuses sur leurs 
animaux, ou peut-être même sur leurs humains 
salariés. Mais tous doutes semblables étaient 
maintenant dissipés. Aujourd’hui lui et ses amis 
avaient visité la Ferme des Animaux, en avaient 
inspecté chaque pouce, et qu’avaient-ils trouvé ? 
Non seulement des méthodes de pointe, mais 
encore un ordre et une discipline méritant d’être 
partout donnés en exemple. Il croyait pouvoir 
avancer à bon droit que les animaux inférieurs de 
la Ferme des Animaux travaillaient plus dur et 
recevaient moins de nourriture que tous autres 
animaux du comté. En vérité, lui et ses amis 


venaient de faire bien des constatations dont ils 
entendaient tirer profit sans délai dans leurs 
propres exploitations. 


Il terminerait sa modeste allocution, dit-il, en 
soulignant une fois encore les sentiments d’amitié 
réciproque qui existent, et continueront d’exister, 
entre la Ferme des Animaux et les fermes 
voisines. Entre cochons et hommes il n’y a pas, et 
il n’y a pas de raison qu’il y ait, un conflit 
d'intérêt quelconque. Les luttes et les vicissitudes 
sont identiques. Le problème de la main-d'œuvre 
n'est-il pas partout le même ? 


À ce point, il n’échappa à personne que Mr. 
Pilkington était sur le point d’adresser à la 
compagnie quelque pointe d’esprit, méditée de 
longue main. Mais, pendant quelques instants, il 
eut trop envie de rire pour l’énoncer. S’étranglant 
presque, et montrant un triple menton violacé, il 
finit par dire : « Si vous avez affaire aux animaux 
inférieurs, nous c’est aux classes inférieures. » Ce 
bon mot mit la tablée en grande joie. Et de 
nouveau Mr. Pilkington congratula les cochons 
sur les basses rations, la longue durée du travail 


et le refus de dorloter les animaux de la Ferme. 


Et maintenant, dit-il en conclusion, qu’il lui 
soit permis d’inviter la compagnie à se lever, et 
que chacun remplisse sa chope. « Messieurs, 
conclut Pilkington, Messieurs, je porte un toast à 
la prospérité de la Ferme des Animaux. » 


On acclama, on trépigna, ce fut le 
débordement d’enthousiasme. Napoléon, comblé, 
fit le tour de la table pour, avant de vider sa 
chope, trinquer avec Mr. Pilkington. Les vivats 
apaisés, il demeura debout, signifiant qu’il avait 
aussi quelques mots à dire. 


Comme tous ses discours, celui-ci fut bref 
mais bien en situation. Lui aussi, dit-il, se 
réjouissait que la période d’incompréhension fût 
à son terme. Longtemps des rumeurs avaient 
couru — lancées, il avait lieu de le croire, par un 
ennemi venimeux —, selon lesquelles ses idées et 
celles de ses collègues avaient quelque chose de 
subversif, pour ne pas dire de révolutionnaire. On 
leur avait imputé l'intention de fomenter la 
rébellion parmi les animaux des fermes 
avoisinantes. Rien de plus éloigné de la vérité ! 


Leur unique désir, maintenant comme dans le 
passé, était de vivre en paix avec leurs voisins et 
d’entretenir avec eux des relations d’affaires 
normales. Cette ferme, qu’il avait l’honneur de 
gérer, ajouta-t-il, était une entreprise coopérative. 
Les titres de propriété, qu’il avait en sa propre 
possession, appartenaient à la communauté des 
cochons. 


Il ne croyait pas, dit-il, que rien subsistât de la 
suspicion d’autrefois, mais certaines 
modifications avaient été récemment introduites 
dans les anciennes habitudes de la ferme qui 
auraient pour effet de promouvoir une confiance 
encore accrue. Jusqu'ici les animaux avaient eu 
pour coutume, assez sotte, de s’adresser l’un à 
l’autre en s’appelant «camarade». Voilà qui 
allait être aboli. Une autre coutume singulière, 
d’origine inconnue, consistait à défiler chaque 
dimanche matin devant le crâne d’un vieux 
verrat, cloué à un poteau du jardin. Cet usage 
serait aboli également, et déjà le crâne avait été 
enterré. Enfin ses hôtes avaient peut-être 
remarqué le drapeau vert en haut du mât. Si 
c'était le cas, alors ils avaient remarqué aussi que 


le sabot et la corne, dont il était frappé naguère, 
n’y figuraient plus. Le drapeau, dépouillé de cet 
emblème, serait vert uni désormais. 


Il n’adresserait qu’une seule critique à 
l’excellent discours de bon voisinage de Mr. 
Pilkington, qui s’était référé tout au long à la 
«Ferme des Animaux». Il ne pouvait 
évidemment pas savoir — puisque lui, Napoléon, 
en faisait la révélation en ce moment — que cette 
raison sociale avait été récusée. La ferme serait 
connue à lavenir sous le nom de «Ferme du 
Manoir » — son véritable nom d’origine, sauf 
erreur de sa part. 


« Messieurs, conclut Napoléon, je vais porter 
le même toast que tout à l’heure, mais autrement 
formulé. Que chacun remplisse sa chope à ras 
bord. Messieurs, je bois à la prospérité de la 
Ferme du Manoir ! » 


Ce furent encore des acclamations 
chaleureuses, et les chopes furent vidées avec 
entrain. Mais alors que les animaux observaient 
la scène du dehors, il leur parut que quelque 
chose de bizarre était en train de se passer. Pour 


quelle raison les traits des cochons n’étaient-ils 
plus tout à fait les mêmes ? Les yeux fatigués de 
Douce glissaient d’un visage à l’autre. Certains 
avaient un quintuple menton, d’autres avaient le 
menton quadruple et d’autres triple. Mais qu’est- 
ce que c’était qui avait l’air de se dissoudre, de 
s’effondrer, de se métamorphoser? Les 
applaudissements s’étaient tus. Les convives 
reprirent la partie de cartes interrompue, et les 
animaux silencieux filèrent en catimini. 


Ils n’avaient pas fait vingt mètres qu’ils furent 
cloués sur place. Des vociférations partaient de la 
maison. Ils se hâtèrent de revenir mettre le nez à 
la fenêtre. Et, de fait, une querelle violente était 
en cours. Ce n’étaient que cris, coups assénés sur 
la table, regards aigus et soupçonneux, 
dénégations furibondes. La cause du charivari 
semblait due au fait que Napoléon et Mr. 
Pilkington avaient abattu un as de pique en même 
temps. 


Douze voix coléreuses criaient et elles étaient 
toutes les mêmes. Il n’y avait plus maintenant à 
se faire de questions sur les traits altérés des 


cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient 
du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, 
et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il 
était impossible de distinguer l’un de l’autre. 


Cet ouvrage est le 69° publié 
dans la collection Classiques du 20° siècle 
par la Bibliothèque électronique du Québec. 


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